Portrait de l’écrivain en déserteur

Publié le 19 avril 2024

Des troupes norvégiennes de l’ONU s’avancent dans Sniper Alley à Sarajevo, novembre 1995. © Paalso – CC BY-SA 3.0

Au début de «Le Feu, journal d’une escouade» Henri Barbusse, observant ses compagnons d’armes entassés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, se demandait qui s’apercevrait encore des détails qui faisaient de ces hommes des individus et non une masse informe destinée à mourir pour la patrie. Le nouveau roman de Velibor Čolić, «Guerre et Pluie», fait partie de ces livres qui s’attaquent à la guerre par le détail. Lecteur, tu n'y trouveras ni grands discours humanistes, ni prêches sur le sacrifice de soi au service d’une grande cause, mais la description précise et impitoyable de ce que la guerre, cette aberration, fait aux corps et aux âmes – et comment elle décide incidemment de la naissance d’un écrivain.

L’écrivain narrateur de Guerre et Pluie n’a pas de chance: en pleine pandémie (toute ressemblance avec celle du Covid serait bien entendu purement fortuite…), le voici atteint d’une maladie auto-immune rare, le pemphigus vulgaris, qui affecte l’épiderme et la langue. Lui qui, trente ans plus tôt, a fui la Bosnie en guerre pour la France et adopté le français comme langue d’écriture, se retrouve isolé dans cet isolement généralisé.

Que faire? Ce qu’il fait le mieux: observer, prendre des notes sur le mal. Une discipline, plus qu’une habitude pour cet homme dont l’expérience de soldat a précipité l’absolue nécessité d’écrire. Visites aux médecins, errances dans les hôpitaux, rencontres avec d’autres patients – ceux-ci sont souvent émouvants, dans leur déni comme dans leur résignation… Nous suivons l’écrivain exilé dans son parcours vers une possible guérison. Mais bientôt la description de ce que la maladie fait au corps se creuse d’un autre mal. C’est par la langue que notre homme avait cru pouvoir extirper la guerre de son corps? Délicieuse ironie: c’est par la maladie de ce même organe ulcéré que la guerre se rappelle à lui. Le narrateur l’admet, il s’est illusionné: «Nous n’avons pas le droit d’exiger de la littérature qu’elle nous aide à oublier. Elle est toujours, qu’on le veuille ou pas, essentiellement la mémoire. Et un combat qui n’en finit pas».

Ce combat, il va le livrer une nouvelle fois, en affrontant les fantômes qu’il tenait enfouis au fond de cette boîte de Pandore refermée à la fin de l’année 1992, au moment de sa désertion. Mais pour ce faire, il doit renouer avec l’alcool, cet éternel allié de la violence décomplexée et de la survie dont il a tenté de se tenir éloigné durant toutes ces années. L’alcool, qui, bien souvent, divertit les soldats du suicide… à moins qu’il n’en soit une autre forme.

Quand la guerre éclate au printemps 1992 dans l’ex-fédération de Yougoslavie, le jeune homme est admirateur de littérature américaine (Hemingway, bien entendu est au sommet de son Olympe des lettres) et animateur pour la radio locale. En voyant les premiers cadavres apparaître sur les écrans de télévision, il est d’abord sidéré. «Enfin, c’est stupide. Cette peur de la guerre. Je ne peux pas accepter que les Serbes sachent quelque chose que nous autres ne sachions pas», tente-t-il de se convaincre. Après la télévision, c’est la rivière Bosna qui se met elle aussi à charrier des morts. Viennent ensuite les premiers obus, et le corps de l’apprenti écrivain comprend enfin, avant même que sa conscience ne l’accepte, ce qui se passe: «douleur, diarrhée, solitude, peur». Autrement dit: la guerre a violemment pris possession de lui. Et ne va plus le lâcher.

L’alcool – encore lui! – aidant, le jeune homme décide de s’enrôler. Entre la peur qui ne le quitte plus, ses entrailles qui le trahissent à la moindre alerte, son accoutrement ridicule, le rire ou la méfiance qu’il inspire aux autres soldats et l’absence d’organisation d’une armée bosniaque plus proche d’une version sanglante et psychotique des pieds nickelés que d’une troupe d’élite, comment le narrateur pourrait-il prendre le soldat qu’il est devenu au sérieux? Tragi-comique … L’adjectif revient souvent sous la plume de Velibor Čolić. Tout comme le nom de Chveik, ce soldat dépenaillé et parfaitement inutile inventé par l’écrivain tchèque Jaroslav Hašek. Cette figure grotesque, antipatriotique et anti-héroïque des tranchées, évoluant dans un monde en fureur, est le seul vrai compagnon d’armes que le narrateur se reconnait. C’est l’une des grandes réussites de ce roman, de pouvoir se tenir entre les deux gouffres du dérisoire et de l’insoutenable, dans la lignée des grandes œuvres satiriques qui ont osé ridiculiser la guerre. Au plus fort de la terreur et de scènes atroces, Čolić et son narrateur sont, en effet, capables de nous gratifier de formules ou observations aussi désespérées que drôles.

Mais qu’on ne s’y trompe pas: ce regard, cet art d’équilibriste, sont une question de vie ou de mort. La guerre n’est pas une expérience qui laisse un quelconque répit au soldat. Elle est constamment là: autour de lui, en lui, à chaque instant. «La guerre est un énorme estomac qui avale tout», écrit Čolić. Ainsi, l’apprenti écrivain se retrouve-t-il dans la peau d’un Jonas englouti par la baleine qui se mettrait pour survivre à écrire son histoire sur les parois du ventre monstrueux. Son histoire est faite de détails atroces et d’insignifiances vertigineuses qui disent les corps des soldats pas encore blessés, pas encore morts, les maisons éventrées, le sort des animaux domestiques égarés, suppliciés, la nourriture infâme, les vêtements récupérés sur les morts, la crasse, l’ennui, le besoin de toucher un corps de femme, la solitude, toujours – immense, à rendre fou.

Mais ce livre est aussi une entreprise généalogique, au sens où l’on découvre comment, pour devenir écrivain, le narrateur devient plus qu’un mauvais soldat: un véritable traitre. Il est celui qui, lorsqu’il ne joue pas le rôle de bouffon, se tient constamment en retrait du groupe, autant par son besoin d’observation que de solitude. De traitre, il devient déserteur – un non patriote, puis un exilé – un apatride… Dans tous les cas, et où qu’il soit, il est inadmissible, un objet de rejet et de méfiance. Car l’écrivain-déserteur ne sert aucune cause, il veut simplement sauver sa propre peau, son propre regard. Et c’est souvent celui du vaincu: «Tandis que les vainqueurs écrivent l’Histoire, les vaincus écrivent la littérature», considère le narrateur – et sans nul doute Čolić avec lui.

Cependant, sa lucidité amusée et fataliste ne l’abandonne jamais. Ainsi, au sujet de ses notes regroupées dans ses carnets du front, il avance: «Je suis convaincu qu’un jour les gens les trouveront et qu’il les considèreront non pas comme un document historique, mais comme de la littérature.» Puis, quelques lignes plus loin: «Ces espoirs sont d’une folie touchante. Il n’y a rien de plus futile que de s’attendre à ce que les autres vous comprennent. L’humanité a toujours été une collection de petits, de grands et de plus grands ego». Une collection d’ego, oui. Et d’histoires de garçons morts.


«Guerre et Pluie», Velibor Čolić, Editions Gallimard, 288 pages.

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