Portrait, autoportrait: ce qui compte, c’est d’être un sujet

Publié le 11 juin 2021
Une exposition et un livre proposent une passionnante réflexion sur le portrait et l’autoportrait, ce qui n’est pas inutile à l’époque du selfie. A voir au musée Jenisch de Vevey et à lire aux Cahiers dessinés, guidés par Frédéric Pajak.

Portraits et autoportraits ont aujourd’hui envahi une partie de l’espace public. Depuis qu’il est possible de photographier les autres et soi-même avec un téléphone, les visages pullulent sur les réseaux sociaux. Il est de bon ton de s’en moquer lorsqu’il s’agit de touristes asiatiques s’autophotographiant devant un monument, mais plus ou moins tout le monde succombe un jour à la tentation. Si on voulait moraliser le phénomène, on dirait qu’il s’agit d’un narcissisme tout à fait d’époque; si on voulait l’ethnographier, on pourrait y voir la peur de disparaître au milieu du flot continu des images qui scandent la spectacularisation du monde – versus sa réalité.    

Plutôt que de céder à ces simplifications, on peut observer et tenter de penser. Et pour ça se souvenir de l’émotion que dégagent certains portraits et autoportraits, qu’ils soient le fait d’artistes reconnus et muséifiés ou d’une petite nièce au jardin d’enfant.

Observer et penser, c’est ce que suggère l’exposition Portrait, autoportrait du musée Jenisch de Vevey. Une exposition dont le commissaire est Frédéric Pajak, lequel signe aussi le texte accompagnant le catalogue édité par Les Cahiers dessinés et le musée veveysan.        

Une ressemblance non pas physique mais spirituelle

La première chose que l’on remarque, c’est que dans un portrait ou un autoportrait la ressemblance est moins physique que spirituelle. L’auteur de l’autoportrait cherche d’abord à représenter ce qu’il pense de lui-même, et celui d’un portrait ce qu’il pense de la personne représentée. Ainsi, dans l’exposition du musée Jenisch, l’autoportrait gravé de Rembrandt n’est ni plus ni moins ressemblant que celui dessiné par Mix & Remix. D’un côté mille détails, de l’autre deux traits et deux points; dans les deux cas une résonnance vibratoire.

On peut ainsi passer des heures à parcourir l’exposition, des heures à scruter les visages dans le catalogue. On y trouve des regards, des mimiques, des face-à-face, des morts sur leur lit, de l’amertume, des sourires, de l’ironie, de la moquerie, l’angoisse, l’espoir et le désir, de la dérision ou de la gravité. Il faut de tout pour faire un monde; est-ce que ça fait un monde? Oui.  

Le texte de Frédéric Pajak est intéressant car il trace des pistes, tant pour comprendre tout ce que peut être un portrait que le sens de l’art. «Les mots, s’ils peuvent tout au plus décrire ou raconter l’existence du sujet, échouent à en révéler la présence, cette simple apparence qui se cache derrière l’apparence, comme le jeu des poupées russes. La subjectivité, cette aptitude à être un sujet, un individu, une personne unique, se dévoile sous les traits du crayon ou du pinceau comme une immanence, donnant à voir à la fois le visible et l’invisible, et laissant, notamment dans le dessin du regard, une part du mystère du visage signifié.»       

Subjectivité et immanence − tout le contraire du narcissisme et du spectaculaire qui ne traitent que d’objets. Pour y parvenir, faire un selfie ne suffit pas, cent non plus, mais peut-être qu’au bout du dix millième quelque chose apparaîtra enfin: un sujet.  


«Portrait, autoportrait», Musée Jenisch , Vevey, jusqu’au 5 septembre 2021.


«Portrait, autoportrait», Frédéric Pajak, Les Cahiers dessinés et Musée Jenisch, 256 p.

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