Moi, Fatima, lesbienne, musulmane, normale

Publié le 29 septembre 2020

Fatima Daas. – © Olivier Roller

Dans un roman autofictionnel poignant, beau, fort, Fatima Daas, jeune Française née de parents algériens, raconte son ascension homosexuelle sur fond banlieusard et en tension avec sa foi musulmane. L’époque y est. Les jeunes s’y retrouveront et les vieux revivront là les souffrances excitantes des débuts.

Le «droit à la différence» restera comme la grande illusion antiraciste. Il n’y a pas de droit à la différence, il y a un droit à être. «La petite dernière» en apporte une énième et originale confirmation. Ce roman autofictionnel raconte la trajectoire de Fatima Daas (auteure et narratrice partagent le même pseudonyme), une jeune femme aujourd’hui âgée de 25 ans, née en France de parents venus d’Algérie, ayant grandi et vivant à Clichy-sous-Bois, localité de Seine-Saint-Denis connue comme étant le point de départ des émeutes de banlieues de 2005 et le décor des «Misérables», le film césarisé de Ladj Ly.

Engagée, dit-elle en interview, dans l’intersectionnalité, ce courant anglo-saxon opposé à l’universalisme «à la française», Fatima Daas n’en livre pas moins une histoire inscrite dans ce qu’elle réprouverait, sans doute, en tant que militante. L’avantage du roman sur le militantisme, c’est qu’il ne ment pas. Il dissimule, mais il ne ment pas. Ecrire sur soi, c’est en découdre avec sa condition.

«Pas de ça chez nous»

Fatima Daas ne pouvait pas être lesbienne. Impossible. Impensable. En cause, le poids, le fameux poids de la tradition, le machisme ambiant, le «pas de ça chez nous», nous les musulmans. Ces données préemballées qui font les vérités et les préjugés à la fois. Si la dimension culturaliste est bien présente dans cet environnement normé, le propos du roman, émancipateur, est, lui, universel.

Ils sont cinq: le papa et la maman, les trois sœurs. Fatima est «la petite dernière». Ahmed, le père, pantin autoritaire, aurait voulu que sa benjamine fût un fils. Kamar, la mère, femme au foyer, l’impuissance faite abnégation, s’emploie à transformer ce don du ciel en vraie fille, qui aimera le rose et qui se mariera. Elle a des goûts masculins, Fatima. Dans le quartier, elle donne le change. Au point d’humilier un jour un garçon efféminé – la fille garçonne, ça passe, parfois c’est même un drôle d’atout, le gars pas gars, en revanche… Homophobe, Fatima. Pas fière. Pas bien dans sa peau. Asthmatique, elle effectue des séjours à l’hôpital, lesbienne empêchée, elle voit une psy.

Le temps passe, l’adolescente s’enhardit, tend des perches. A des proches, à sa mère. Va voir des imams. Elle leur parle à la troisième personne de son goût pour les filles. Se fait passer pour une autre. Elle teste son monde. Les réactions? Paternalistes, douces, pudiques, entendues. On évite le réalisme maghrébin de la dureté. C’est l’un des intérêts de ce livre organisant les non-dits à propos d’un non-dit. L’esquive plutôt que les pieds dans le plat. Pas de grosse huile qui tache. Le seul à l’«ouest», c’est ce père en sa pantomime de l’ordre, paradoxalement le personnage suscitant la plus grande émotion. Il croit commander à tout, il ne maîtrise rien. On dirait du Kechiche, le cinéaste.

Fatima, un pied dans l’interdit, un autre en Occident, connaît ses premiers émois. Elle culpabilise, c’est péché. Jusqu’à quel point ce «péché» ne sublime-t-il pas le rejet de son homosexualité, autrement dit son acceptation au prix de la pénitence? On peut le supposer et cela ne serait pas chose exceptionnelle.

Une affirmation de soi par étapes

Fatima est «musulmane». «Je m’appelle Fatima. Je suis musulmane.» L’auteure mouline habilement l’anaphore du début à la fin. De très brefs chapitres, tout en progression dramaturgique, une affirmation de soi par étapes, par acquis. Et une identité musulmane qui se veut sinon centrale, du moins constitutive. Ce martèlement s’adresse au lecteur autant qu’à Fatima. «Je suis musulmane» sonne moins comme une certitude que comme un tentative de persuasion: je suis lesbienne et je peux être musulmane; je suis musulmane et je peux être lesbienne. Certainement cette insistance religieuse a-t-elle un petit parfum subversif, alors que l’islam nourrit çà et là de l’inquiétude et de l’hostilité.

L’on comprend que l’«islam» est ici le compromis identitaire permettant le passage de la société des origines à la société d’accueil. Le legs dans la grande traversée imaginaire de la jeune femme. Ainsi la «trahison» n’est-elle pas totale. Née en France, pays de l’ancien colon, la deuxième génération de l’immigration maghrébine, percluse de dilemmes, a, dans l’ensemble, fait de l’islam un refuge autant qu’un moyen de payer sa dette aux parents. L’islam peut donc être en son sein un mot pour un autre.

D’une écriture tenue, tendue, plaisante, où la forme correspond au fond, «La petite dernière» donne aussi peu que possible dans un genre qui serait étiqueté «banlieue». Les moments les plus forts sont pour notre part ceux qui l’unissent à sa famille.

Ce roman d’amour comporte un enseignement dont l’antiracisme – pardon d’insister – ferait bien de tenir compte. Oui, le racisme existe et le pire qu’il puisse produire est la mésestime de soi. Mais ce que montre ce livre, qui s’ajoute à d’autres récits en lien avec l’immigration, c’est qu’on ne s’émancipe jamais que des siens, des pesanteurs de son milieu. Le «système», si souvent conspué par les extrêmes, est le garant de la liberté de mœurs.

Alors, pourquoi, chez certains, ce ressentiment persistant et venant de loin à l’égard du pays d’accueil, la France en l’occurrence? Parce que l’universalisme, sur la défensive, n’intègre pas assez, mais aussi, pour ne pas se sentir redevable au pays jugé coupable du sort des parents, vus comme des personnes vulnérables ballotées par l’histoire. «La petite dernière» peut par moments donner du grain à moudre à cette vision, mais chez l’auteure et narratrice, le pli de la normalité française est trop marqué pour donner au ressentiment plus de poids qu’il n’en a. Fatima, smalltown girl.


Fatima Daas, «La petite dernière», Editions Noir sur Blanc, 187 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Culture

La France et ses jeunes: je t’aime… moi non plus

Le désir d’expatriation des jeunes Français atteint un niveau record, révélant un malaise profond. Entre désenchantement politique, difficultés économiques et quête de sens, cette génération se détourne d’un modèle national qui ne la représente plus. Chronique d’un désamour générationnel qui sent le camembert rassis et la révolution en stories.

Sarah Martin
Culture

Orson Welles, grandeur et démesure d’un créateur libre

Que l’on soit cinéphile ou pas, il faut lire «Orson Welles – Vérités et mensonges» d’Anca Visdei. Il en surgit un personnage unique tant il a accumulé de talents: metteur en scène, scénariste, comédien, virtuose à la radio et à la télévision, et chroniqueur politique engagé pour la démocratie. Sa (...)

Jacques Pilet
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

La malédiction de Kadhafi: quand la justice rattrape la politique

Quinze ans après la chute du régime libyen, l’ombre de Mouammar Kadhafi plane encore sur la scène française. La condamnation de Nicolas Sarkozy ne relève pas seulement d’un dossier judiciaire: elle symbolise le retour du réel dans une histoire d’alliances obscures, de raison d’Etat et de compromissions. Ce que la (...)

Othman El Kachtoul
Politique

«Cette Amérique qui nous déteste»

Tel est le titre du livre de Richard Werly qui vient de paraître. Les Suisses n’en reviennent pas des coups de boutoir que Trump leur a réservés. Eux qui se sentent si proches, à tant d’égards, de ces Etats-Unis chéris, dressés face à une Union européenne honnie. Pour comprendre l’ampleur (...)

Jacques Pilet
Politique

African Parks, l’empire vert du néocolonialisme

Financée par les Etats occidentaux et de nombreuses célébrités, l’organisation star de l’écologie gère 22 réserves en Afrique. Elle est présentée comme un modèle de protection de la biodiversité. Mais l’enquête d’Olivier van Beemen raconte une autre histoire: pratiques autoritaires, marginalisation des populations locales… Avec, en toile de fond, une (...)

Corinne Bloch
Santé

L’histoire des épidémies reste entourée de mystères et de fantasmes

Les virus n’ont pas attendu la modernité pour bouleverser les sociétés humaines. Dans un livre récent, les professeurs Didier Raoult et Michel Drancourt démontrent comment la paléomicrobiologie éclaire d’un jour nouveau l’histoire des grandes épidémies. De la peste à la grippe, du coronavirus à la lèpre, leurs recherches révèlent combien (...)

Martin Bernard
Culture

Portraits marquants d’une époque

«Portraits d’écrivains, de Cocteau à Simenon», Yves Debraine, Editions Noir sur Blanc, 205 pages.

Jacques Pilet
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Culture

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer
Philosophie

Plaidoyer pour l’humilité intellectuelle

Les constats dressés dans le dernier essai de Samuel Fitoussi, «Pourquoi les intellectuels se trompent», ont de quoi inquiéter. Selon l’essayiste, l’intelligentsia qui oriente le développement politique, artistique et social de nos sociétés est souvent dans l’erreur et incapable de se remettre en question. Des propos qui font l’effet d’une (...)

Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
Culture

Un western philosophique où les balles sont des concepts

Le dernier livre d’Alessandro Baricco, «Abel», se déroule au Far West et son héros est un shérif tireur d’élite. Il y a bien sûr des coups de feu, des duels, des chevaux, mais c’est surtout de philosophie dont il s’agit, celle que lit Abel Crow, celle qu’il découvre lors de (...)

Patrick Morier-Genoud