Michel Onfray égare sa «Nef des fous» dans les remous du n’importe quoi…

Publié le 16 avril 2021

Michel Onfray. – © DR

Avec son «éphéméride» réduisant l’année 2020 à une énumération quotidienne de faits et gestes, propos privés et décisions publiques indéniablement délirants ou aberrants, notamment inspirés par le politiquement correct ou la soumission aux «ismes» dominants − à commencer par l’islamisme radical −, Michel Onfray s’érige en Monsieur Propre de l’«élite» intellectuelle et politique française, en recourant trop souvent, hélas, aux raccourcis, amalgames et autres généralisations abusives juste dignes d’un humoriste de cantine, à quoi s’ajoute une écriture aussi décevante que sa pensée…

D’aucuns le déclarent et le ressassent avec ou sans nuances: rien ne va plus, faites vos jeux, le  monde est fou. Ou plus exactement: les hommes sont fous,  en plein délire, et plus que jamais depuis un an. Donc rien d’étonnant à ce que le «philosophe» français le plus répandu des temps qui courent intitule son dernier livre La nef des fous. Lequel s’inscrit dans ce qui tend à devenir, depuis quelques années, une mouvance dont le politiquement correct est la première cible.

De fait, le nouveau livre de Michel Onfray fait suite, plus de trente ans après la parution de L’Âme désarmée d’Allan Bloom,  en lequel on peut voir le premier critique sérieux de la political correctness dans les universités américaines, à deux essais plus récents qui ont fait date − d’ailleurs commentés sur Bon Pour la Tête −, à savoir La philosophie devenue folle de Jean-François Braunstein (Grasset, 2018) et La Grande déraison de Douglas Murray (L’Artilleur, 2020), tout en poussant le bouchon plus loin, concluant à la décadence générale et, beaucoup plus discutable, en glissant volontiers de la critique légitime à la délation personnelle…

Entrez, Mesdames et Messieurs…

Comme un bateleur de foire au seuil de quelque Galerie des Monstres, Michel Onfray en appelle à notre curiosité de concierges virtuels dès la 4e de couverture et l’Avant-propos de ce qu’il appelle son «petit traité de morale décadente», en nous promettant de lever le voile sur un escroc international protégé par l’Etat français, une fillette de huit ans impatiente de changer de sexe depuis sa quatrième année, des égorgeurs islamistes présentés comme des victimes par les journalistes parisiens, une féministe  québécoise qui souhaite la vasectomie des hommes dès l’âge de dix-huit ans, des militants végans qui s’opposent à l’usage des chiens d’aveugles, des pédophiles qui achètent des vidéos de viols d’enfants sur Internet, le journal Libération cautionnant la coprophagie et la zoophilie par l’entremise d’un ses collaborateurs transgenre, le pape et Tarik Ramadan pour qui le coronavirus serait une punition divine, une femme écrivain qui a décidé de ne plus lire un seul livre écrit par des hommes,  bref que du lourdement dingue pour convaincre ceux qui ne le seraient pas encore: que s’impose décidément, ici, ce «journal du Bas-Empire de notre civilisation qui s’effondre», avec un clin d’œil à Voltaire et une citation de L’Antéchrist de Nietzsche qui, sortie de son contexte, tombe du ciel comme une prétendue vérité dont chacune et chacun fera ce qu’il ou elle voudra tant elle est pompeusement vague et sans objet défini: «Je prétends que toutes les valeurs qui servent aujourd’hui aux hommes à résumer leurs plus hauts désirs sont des valeurs de décadence»…

Mais faire dire à Nietzsche des choses apparemment profondes est aussi facile (et tendance, aujourd’hui) que de s’emparer à bon compte d’un des éléments de la critique nietzschéenne de la morale, qui le fait railler la «moraline». Or Michel Onfray n’en est pas à un geste de récupération près: le voici donc nous annoncer un «traité de moraline». Ce qui serait en effet le bienvenu, sauf que son livre est imbibé de propos moralisants visant à rabaisser les uns et les autres… 

Quant à savoir de quel «Bas-Empire» il s’agit (la France, l’Europe, l’Occident, la Nef mondiale?), cela reste aussi vague que cette notion de décadence généralisée, même s’il y a bel et bien de la déraison un peu partout en ces temps que nous vivons…

Un moralisme populiste

Alors qu’il prétend lutter contre la «moraline» des nouveaux vertueux, Michel Onfray se pose, dès le 2 janvier 2020 où il évoque l’affaire Matzneff à propos de la sortie du Consentement de Vanessa Springora, en juge opposé à l’ensemble des intellectuels parisiens  qui ont «défendu la pédophilie dans les années 1970», et de citer quarante écrivains ou philosophes, d’Aragon à Sartre en passant par Alain Finkielkraut, Jacques Derrida, Bernard Kouchner, Simone de Beauvoir ou Michel Leiris, et de se vanter aussi d’avoir «dénoncé» les peintures de Balthus et le roman Lolita de Nabokov.

Dans un de ses derniers essais, le philosophe allemand Peter Sloterdijk pointe, très justement, ces terribles raccourcis qui font aujourd’hui la fortune de certains médias et des réseaux sociaux, propres évidemment à jeter le discrédit sur tel personnage ou tel groupe social, ces pourris de politiques ou ces ordures de journalistes, ces artistes aux mœurs perdues, etc.

Et le père-la-morale Onfray de rappeler dans la foulée qu’il s’est déjà opposé, dans un essai,  à l’œuvre de  Sade pousse-au-viol, et d’affirmer, péremptoire que «quiconque se réclame de la gauche a le droit d’être antisémite raciste, racialiste, misogyne, homophobe, phallocrate  pour autant qu’il se réclame de l’islam!», alors qu’un défenseur actuel de Céline ou de Rebatet le fasciste serait aujourd’hui interdit de parole…

Enfin, pour en finir avec cet aspect pour le moins déplaisant des «dénonciations» de Michel Onfray, que dire de sa façon de taxer son confrère André Comte-Sponville de cupidité parce qu’il accepte d’être payé pour ses conférences, alors que lui-même ne se pointe pas sur un plateau de télé sans «piges» pharaoniques  et qu’il monétise jusqu’à son site Internet? Et que dire d’un «philosophe» qui dégomme la femme du président pour ses frais de coiffure?

 De l’exercice actuel du tri des déchets

Tout n’est pas cependant à jeter du dernier opus de Michel Onfray, dont les indignations procèdent parfois d’un légitime bon sens terrien renvoyant à son cher paternel (on se rappelle le tendre éloge qu’il en fait au début de Cosmos), alors que ses errances de jugement recoupent celles de l’époque et plus précisément du malaise français.

Comme un Eric Zemmour, Onfray est nostalgique de la grandeur française, et l’on comprend que, même athée militant, il regrette la force du catholicisme, au point d’envier (cela se lisait entre les lignes  des 500 pages de Décadence) la ferveur des musulmans ou de ce qu’il croit le véritable islam. Quant à lui donner raison, nuance…

Paul Léautaud disait qu’il n’est pas inutile de lire parfois de mauvais livres, et c’est en somme l’aspect hautement symptomatique de cette œuvre surabondante et mégalomane,  aussi confuse que passionnée, vigoureusement polémique mais  dénuée d’humour et de toute poésie, qui devrait nous intéresser, autant que les gesticulations et palinodies de ce contempteur opportuniste du politiquement correct, à l’heure précisément où cette posture, saine chez ses meilleurs représentants (d’Allan Bloom à Philippe Muray ou Douglas Murray), devient une sorte de posture obsessionnelle anti-bobo, anti-gauche et anti-progressiste, revers binaire de la médaille gauchiste des «antifas».

L’époque, depuis le début de la pandémie, est au méli-mélo des opinions qu’exacerbent toutes les incertitudes, où l’on serait en droit d’attendre un peu de recul et de mesure dans la parole d’un penseur.

Or l’exercice consistant à distinguer le bon grain de l’ivraie, pour reprendre les termes de la parabole, s’impose plus que jamais à la lecture de Michel Onfray vu  l’usage douteux qu’il fait  des «délires» qu’il consigne tous les jours dans La Nef des fous, cédant de plus en plus à un catastrophisme complaisant frotté de complotisme à la manière du mouvement Qanon (notamment quand il introduit le concept d’Etat profond, crache sur le pape François après avoir vilipendé le concile Vatican II  en termes dignes des intégristes les plus bornés, ou s’acharne sur le pauvre Macron) et ne voit dans la suite des jours que les «preuves» de la décadence, comme si vous passiez votre temps à feuilleter tel ou tel tabloïd genre Détective réduisant l’activité humaine à toutes les saletés, ragots et autres déchets.

Bref, et sans regretter d’avoir loupé le coche en m’épargnant la lecture des 670 pages de Sagesse, l’avant-dernier pavé de Michel Onfray, je retourne à la lecture nonchalante des 834 pages du Journal (1983-1988) du compère Roland Jaccard, dont le décadentisme de façade dissimule un personnage aussi attachant que parfois agaçant par ses postures et autres vanités − qu’il est le premier à se reprocher −, vibrant de curiosités multiples et intéressant autant par ses réflexions originales que par ses cancans, élégant jusque dans sa façon d’égratigner ses amis Matzneff ou Ben Jelloun, bref «trop humain» en son inguérissable folie de vivant − mais j’y reviendrai! 


Michel Onfray, La Nef des fous; des nouvelles du Bas-Empire. Bouquins, 238p. 2021.

Roland Jaccard. Le Monde d’avant. Journal 1983-1988. Serge Safran éditeur,  841p. 2021.

 

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