L’Ukraine et les précédents du Golan et du Kosovo

Publié le 25 février 2022
Le débat est ouvert dans nos colonnes. Pour le journaliste indépendant Guy Mettan, l'attaque contre l'Ukraine est l'occasion de remettre en question quelques idées reçues: la prétendue faiblesse de l'économie russe, d'une part; le caractère inédit depuis 1945 d'une telle crise en Europe, ainsi que s'expriment plusieurs dirigeants occidentaux, d'autre part.

Les événements dramatiques qui se déroulent ces jours en Ukraine nous obligent à revenir une fois de plus sur le problème de la Russie et de l’Europe. L’intervention russe est regrettable à double titre, d’abord parce que la guerre n’est jamais une bonne solution pour résoudre un problème politique et d’autre part à cause des risques d’embrasement et d’embourbement inhérents à ce genre de conflit. Dans ce sens, Poutine fait probablement la même erreur que les présidents américains en Irak et en Afghanistan ou les présidents français au Mali. 

Pour l’Europe, c’est un immense gâchis car cet épisode malheureux montre qu’elle a raté l’occasion de conclure la guerre froide en réintégrant la Russie, qui était demandeuse, dans le concert européen, et qu’elle s’est alignée sans condition sur les intérêts américains qui s’opposaient à un retour de la Russie sur la scène internationale. Ce qui se passe aujourd’hui est la conséquence de l’engrenage fatal enclenché après 1991 et que certains responsables américains, tels Henry Kissinger, Zbigniew Brezinski ou Georges Kennan, avaient anticipé si l’on persistait à braquer Moscou.

En attendant de voir plus clair dans les causes et les conséquences de ce conflit armé, il convient de tordre le cou à deux assertions qui reviennent en boucle dans les commentaires. La première consiste à dire que la Russie serait une économie de seconde zone, en voie de déclin rapide, et dont le PNB serait inférieur à celui de l’Espagne.

Ce genre de propos fait plaisir aux russophobes qui les profèrent et qui prennent leurs désirs pour des réalités. Mais ils sont faux.

Dans une étude publiée dans l’édition de novembre dernier de la revue Foreign Affairs, et qui sert de bible à la politique impériale américaine, deux chercheurs ont mis en garde contre cette illusion. Non seulement l’économie russe est plus puissante qu’on veut bien le dire – elle se hisse au 6ème rang mondial et au 2ème rang européen derrière l’Allemagne en termes de parité de pouvoir d’achat – mais elle est résiliente et s’est beaucoup renforcée depuis 2014 à cause, ou plutôt grâce aux sanctions prises contre elle.

Naturellement, ces auteurs, membres d’un think tank proche du Pentagone (le Center for a New American Security), développent cette thèse afin d’exiger encore plus de crédits militaires et de moyens dans la lutte contre la Russie. Les Etats-Unis, écrivent-ils, doivent se donner les moyens de contenir et la Russie et la Chine afin de préserver leur hégémonie «démocratique» dans le monde.

Mais au moins admettent-ils l’évidence. Voyons les faits. Sur le plan financier, la Russie possède des réserves parmi les plus importantes du monde, à hauteur de 650 milliards de dollars, ce qui lui permet de voir venir. Sa dépendance au dollar a été drastiquement réduite. Un système de paiement parallèle à SWIFT est en train d’être mis en place. Sa dette extérieure est faible et ses budgets publics sont équilibrés, phénomènes inconnus chez nous. Ses exportations ont été largement diversifiées, notamment en direction de l’Asie et du Moyen Orient. Sa production agricole a bondi au point qu’elle est devenue la première exportatrice mondiale de blé depuis 2017. Elle reste le premier fournisseur de gaz et de pétrole de l’Europe (et ô paradoxe, le 2ème des Etats-Unis en 2021!)

Elle se réindutrialise à grande vitesse, notamment dans la pétrochimie, les matières plastiques et les matériaux composites, en profitant d’une énergie bon marché. Elle a développé ses propres technologies numériques et plateformes internet, indépendamment des géants californiens. Et enfin, son industrie d’armement est performante comme l’attestent ses ventes, tout en se montrant très innovante dans certains secteurs comme les missiles hypersoniques et la cyberguerre. On notera au passage que la Russie sait mener des guerres limitées et peu coûteuses en argent et en hommes comme on l’a vu en Syrie. Comparé aux trillions de dollars dépensés en vain par les Etats-Unis et l’OTAN en Afghanistan et en Irak, ce n’est pas un mince avantage.

Dernier constat, la démographie, que l’on dit en berne. Le déclin démographique russe est réel mais loin d’être catastrophique car il est compensé par des apports de main d’œuvre des alliés d’Asie centrale. L’espérance de vie et l’indice de développement humain se sont beaucoup améliorés, alors que d’autres indicateurs comme le taux de suicide et la mortalité infantile sont en baisse notable.

La seconde assertion consiste à marteler que la Russie aurait commis un forfait inédit dans l’histoire des relations internationales en reconnaissant les deux républiques séparatistes du Donbass et en y envoyant des troupes pour les protéger. C’est ce qu’a notamment affirmé Josep Borrell, le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires européennes. On croit rêver, surtout de la part d’un ancien ministre d’un gouvernement qui a poursuivi avec la plus extrême sévérité les Catalans qui avaient eu le tort de réclamer leur indépendance en s’appuyant sur un vote démocratique, au point qu’il a été dûment tancé par le Conseil des droits de l’Homme!  

Plus ironique encore, le silence tonitruant que les Occidentaux observent à l’égard d’Israël qui s’est emparé de la Cisjordanie et du Golan au terme de la Guerre des Six Jours, viole le droit international et foule aux pieds les résolutions des Nations Unies depuis 55 ans sans que ni Paris, ni Londres, ni Berlin et encore moins Washington n’y trouvent à redire, bien au contraire! Et comment expliquer que ces mêmes pays ont bombardé illégalement un pays européen, la Serbie, pendant 78 jours en 1999, en mentant effrontément (le fameux plan Fer à Cheval inventé par l’état-major allemand et le pseudo massacre de Raçak) et au prix de dizaines de morts, qu’ils ont provoqué la sécession du Kosovo en violant ce même droit international et y ont installé le plus grand camp militaire d’Europe (le camp Bondsteel) avant de reconnaitre cet Etat croupion en 2008? A aucun moment, ils n’ont laissé le Conseil de sécurité de l’ONU blâmer cette manœuvre et prendre des sanctions contre les coupables.

Pas plus qu’ils n’ont réagi quand, en 1982, la Grande-Bretagne s’est lancée dans une opération de reconquête coloniale digne du XIXème siècle aux Malouines en faisant des centaines de morts dans les rangs argentins. Ou qu’ils ne protestent parce que la Turquie s’est emparée de la moitié de l’ile de Chypre en 1974 et continue à l’occuper depuis lors. Il est donc assez risible de voir Erdogan faire la leçon aux Russes dans le Donbass en 2022.

Quant à la Suisse, qui s’est empressée de reconnaître le Kosovo en 2008, on se demande ce qu’elle attend pour reconnaitre le nouveau statut de la Crimée et du Donbass… 

Rappeler ces faits ne procure aucun plaisir. On peut, et on doit, regretter ce qui est en train de se passer en Ukraine. Mais il serait temps de reconnaitre nos hypocrisies et nos inconséquences. Il ne faut donc pas trop s’étonner si aujourd’hui la Russie nous rend la monnaie de nos pièces. Que cela nous plaise ou non, il va falloir apprendre à compter avec elle. Et faire preuve de davantage de cohérence à l’avenir si l’on souhaite des relations internationales plus apaisées.

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