Que vient faire en Normandie Volodymyr Zelensky?

Publié le 7 juin 2024

Hans Frank, gouverneur général de Pologne, inspecte des volontaires de la division Galicie à Drohobych (ouest de l’Ukraine), 1943. © Narodowe Archiwum Cyfrowe

Il y a quatre-vingts ans, au tout début de juin 1944, les Alliés occidentaux se disposaient à débarquer sur les plages normandes afin de libérer la France. L’Allié soviétique, lui, se préparait à lancer sa fameuse «opération Bagration», offensive de grande ampleur contre le Heeresgruppe Mitte (groupe d’armées Centre) afin de libérer la Biélorussie et avancer en Pologne.

Pierre Lorrain, spécialiste de la Russie et de l’ex-URSS, chercheur indépendant


De leur côté, les forces nazies tentaient de faire face à la menace sur deux fronts en mobilisant la population civile allemande, y compris les jeunes et les personnes âgées dans le cadre de la Volkssturm, mais aussi dans les territoires occupés, en enrôlant à tour de bras des volontaires pour la branche militaire de la SS.

Début juin 1944, l’une de ces unités, la 14e division de grenadiers Waffen SS (galicienne N°1), s’entraînait en Pologne pour les combats imminents contre les Soviétiques. Elle avait été constituée en avril 1943, en Galicie, par une décision conjointe du commandement de la SS et les responsables des deux branches de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (l’OUN-B de Stepan Bandera et l’OUN-M d’Andriï Melnyk), ainsi que du Comité Central Ukrainien (UCC, Ukrainischer Hauptausschuss).

Connue sous le nom de SS Division Galizien (en allemand) et de Дивізія СС «Галичина» (en ukrainien), elle était formée, au moment de sa création, de 13’000 à 15’000 volontaires recrutés majoritairement parmi les Ukrainiens de la région de Galicie. Une partie d’entre eux étaient des soldats – ukrainiens également – de la Schutzmannschaft (la police auxiliaire) qui s’étaient notamment illustrés dans l’holocauste par balles en éliminant des milliers et des milliers de civils sans défense, exécutés parce que juifs ou appartenant aux catégories que les génocidaires du Troisième Reich souhaitaient éliminer.

Engagée au combat lors de l’Offensive Lvov-Sandomierz de l’Armée rouge, en juillet 1944, la division subit de lourdes pertes lors de la bataille de Brody. Reconstituée, grâce à de nouveau volontaires, elle fut redéployée en Slovaquie et Slovénie à la fin 1944 et participa aux opérations contre les partisans slovaques et yougoslaves. Elle termina la guerre en Autriche où elle se rendit aux forces alliées britanniques en mai 1945. Cela veut dire que les 10’000 à 12’000 combattants qui restaient luttèrent jusqu’au bout, non pour l’indépendance l’Ukraine, comme on le prétend, mais pour la survie du Reich nazi!

Après la guerre, après une période d’internement dans des camps de prisonniers, quelques membres de la 14e division SS furent jugés pour crimes de guerre, mais la plupart furent relâchés et autorisés à émigrer, principalement au Canada et aux Etats-Unis, où ils ont formé des communautés ukrainiennes et ont continué à commémorer leur histoire, comme en témoigne l’affaire déshonorante de Iaroslav Hunka, ce vétéran de la SS Galizien salué par une ovation debout à la Chambre des Communes canadienne en septembre 2023, en présence du Premier ministre Justin Trudeau et du président ukrainien Volodymyr Zelensky.

Ce 6 juin, le même Zelensky, qui n’est plus le président légitime d’Ukraine depuis le 21 mai, sera présent en Normandie pour représenter son gouvernement. Un gouvernement qui honore comme des héros les combattants de la SS Galizien mais aussi Stepan Bandera et les autres criminels de guerre de l’Organisation des nationalistes ukrainiens. Des gens qui ont combattu, souvent jusqu’à la dernière goutte de leur sang, les soldats alliés qui libéraient l’Europe de la peste nazie.

De nombreux commentateurs prêts à trouver des excuses à tout en promenant un regard blasé sur des événements scandaleux vous diront que ce n’est pas bien grave: après tout, il y a bien eu des divisions Waffen SS dans tous les pays occupés, y compris en France. La 33e division SS Charlemagne a même combattu avec le dernier carré des fanatiques qui défendaient le bunker de Hitler en avril 1945.

Certes, mais la France ne célèbre pas comme des héros nationaux Pierre Laval ou Joseph Darnand. Elle ne dresse pas des monuments à leur gloire ni à celle de la Milice, ni du Parti populaire français. Et aucun mouvement politique français n’adopte de symbole nazi alors qu’une partie de la classe politique ukrainienne aime à parader avec la Wolfsangel rendue tristement célèbre par la 2e division SS Das Reich.

Je vois pointer l’objection: «Oui, mais on invite bien l’Allemagne et d’autres pays de l’Axe». Oui, mais ces pays ont été dénazifiés, parfois avec difficulté, souvent imparfaitement. Ils sont devenus «fréquentables» depuis des décennies et l’apologie du nazisme est punie partout. Un bémol, toutefois: les alliés et notamment les Etatsuniens se sont abondamment servis d’anciens nazis – et notamment du sinistre Stepan Bandera – dans la lutte contre l’Union soviétique, mais aussi pour faire avancer leurs intérêts en Europe occidentale. On croyait ces temps révolus… jusqu’à l’invitation de Zelensky aux commémorations du Jour-J. Nihil novi sub sole?

Il convient cependant de ne pas oublier les très nombreux Ukrainiens qui se sont battus avec détermination contre les armées nazies pendant les années sombres. Mais ceux-là portaient l’uniforme de l’Armée rouge et ils n’ont pas été jugés dignes d’être représentés en Normandie…

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Etats-Unis: le retour des anciennes doctrines impériales

Les déclarations tonitruantes suivies de reculades de Donald Trump ne sont pas des caprices, mais la stratégique, calculée, de la nouvelle politique étrangère américaine: pression sur les alliés, sanctions économiques, mise au pas des récalcitrants sud-américains.

Guy Mettan
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Ukraine: un scénario à la géorgienne pour sauver ce qui reste?

L’hebdomadaire basque «Gaur8» publiait récemment une interview du sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko. Un témoignage qui rachète l’ensemble de la propagande — qui souvent trouble plus qu’elle n’éclaire — déversée dans l’espace public depuis le début du conflit ukrainien. Entre fractures politiques, influence des oligarchies et dérives nationalistes, il revient sur (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Soudan: la guerre de l’or et le prix du sang

Dans l’indifférence quasi générale de la communauté internationale, le Soudan s’enfonce depuis avril 2023 dans l’une des guerres les plus violentes, les plus complexes et les plus meurtrières du XXIᵉ siècle. Analyse.

Hicheme Lehmici
Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet
Politique

Syrie: de la chute à l’effondrement?

Le pays, autrefois acteur clé du Levant, est un Etat failli. Sans autorité, sans souveraineté, sans horizon politique. Morcelé, il est devenu un espace géopolitique ouvert, le terrain de jeu des puissances extérieures. Ce qui s’y joue dépasse le cadre syrien: dans le vide laissé par la disparition de l’Etat, (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

Israël-Iran: prélude d’une guerre sans retour?

Du bluff diplomatique à la guerre totale, Israël a franchi un seuil historique en attaquant l’Iran. En douze jours d’affrontements d’une intensité inédite, où la maîtrise technologique iranienne a pris de court les observateurs, le Moyen-Orient a basculé dans une ère nouvelle: celle des guerres hybrides, électroniques et globales. Ce (...)

Hicheme Lehmici
Politique

A quand la paix en Ukraine?

Trump croit à «la paix par la force». Il se vante d’avoir amené le cessez-le-feu – fort fragile – à Gaza grâce aux livraisons d’armes américaines à Israël engagé dans la destruction et le massacre. Voudra-t-il maintenant cogner la Russie en livrant à Kiev des missiles Tomahawk capables de détruire (...)

Jacques Pilet
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Economie

Taxer les transactions financières pour désarmer la finance casino

Les volumes vertigineux de produits dérivés échangés chaque semaine témoignent de la dérive d’une finance devenue casino. Ces instruments servent avant tout de support à des paris massifs qui génèrent un risque systémique colossal. L’instauration d’une micro-taxe sur les transactions de produits dérivés permettrait de réduire ce risque, d’enrayer cette (...)

Marc Chesney
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey