La Suisse, cet unique pays où le Parlement ne travaille pas

Publié le 6 avril 2020

La session de printemps du Parlement suisse est annulée… mais ailleurs en Europe, les Parlements travaillent. – © Schweizer Parlament

Le parlement français continue de travailler. Le parlement italien continue de travailler. Le parlement allemand continue de travailler. Le parlement britannique continue de travailler. Le parlement suisse, lui, ne travaillera pas avant mai. Faut-il y voir nécessairement l’intelligence d’un pays qui comprend mieux que tout le monde ce qu’il convient de faire en situation de crise? Pas si sûr…

Ah! qu’il est autosatisfaisant de toujours critiquer le verbe et la verve des Français dès que l’occasion se prête. Ainsi notre ministre Berset se félicita-t-il lors de la conférence de presse du 20 mars dernier au sujet de vous-savez-quoi de «[ne pas faire] de politique spectacle», à l’inverse des «pays voisins». Il fallait donc que notre conseiller fédéral fût sûr de son coup pour opposer à l’effet des annonces présidentielles le fameux «pragmatisme» consensuel à la suisse. Sur la question, la population elle-même semble en accord avec ses dirigeants: oui, en Suisse, la crise est maîtrisée, parce qu’en Suisse, c’est bien connu, on fait toujours tout mieux que les autres pays…

«Un fou croit les autres plus fous que lui»

Peut-être est-ce par crainte du prêt-à-penser ou par esprit de contradiction que m’est alors progressivement revenu à l’esprit ce proverbe latin que j’avais étudié au collègue (je ne sais pas comment c’est possible, mais j’ai encore eu la chance d’apprendre des choses par cœur, sans doute le Valais est-il une terre sainte): «Un fou croit les autres plus fous que lui.» Loin de moi un désir d’autoflagellation, ces choses ne sont pas fort intéressantes dans le domaine politique. Loin de moi d’accuser mon pays d’être fou. Mais une seule petite observation: alors que les parlements français, allemand, italien et britanniques travaillent en ce moment même, avec beaucoup d’absents certes, nos élus suisses sont priés de ne pas bosser.

Serait-ce la fameuse exception suisse, ou est-il permis de se demander si nous ne serions pas au contraire à côté de la plaque? Car il y a deux façons de se distinguer de la majorité: soit en étant un sage – ou un ermite – soit en étant un fou. Et pour en revenir aux proverbes latins, qui disent toujours la vérité, il sera utile de se rappeler que «tous les hommes sont égaux, cependant le fou n’est pas l’égal du sage.» Paris ouverts, donc. La Suisse, seul pays d’Europe à ne pas faire siéger son parlement pendant la période de confinement, est-elle une folle ou un vieux sage?

Etat d’urgence et parlement

A en croire l’avocat et écrivain François Sureau, un homme auquel on reconnaîtra au moins la faculté de dire des choses intéressantes (à défaut de le considérer comme un sage, ce que je fais à titre personnel, mais libre à chacun), qui s’est exprimé ce 1er avril sur les ondes de France Inter, «en matière de terrorisme, on nous disait “il faut suspendre la déclaration des droits”, les amis de la liberté demandaient “jusqu’à quand” et on nous répondait “jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de terrorisme”. Comme le terrorisme ne semblait pas s’éloigner, on a vu la prolongation de l’état d’urgence puis l’inclusion de certaines de ses dispositions dans le droit commun. Je suis inquiet sur le fait qu’un jour on nous dira: les pandémies peuvent revenir, il peut y avoir d’autres épidémies… Et donc qu’on conserve dans le droit commun ces dispositifs exceptionnels.»

Si l’ancien haut-fonctionnaire français redoute par-dessous tout le piétinement progressif de nos libertés individuelles, on se doit en Suisse de réfléchir au dispositif exceptionnel qu’est le report de la session parlementaire de mars au début du mois de mai… dans la foire de Berne. Cette mesure n’est pas une mauvaise idée en soi, mais ne serait-il pas prioritaire de trouver un moyen pour que le parlement puisse travailler, hic et nunc? Même pendant la Seconde Guerre mondiale, la dernière crise où l’Etat d’urgence était décrété en Suisse, le parlement siégeait, certes avec des pouvoirs limités, mais tout de même!

Un vrai débat s’impose

Actuellement, un vrai débat s’impose. Pas seulement sur les mesures sanitaires, mais aussi et surtout sur les décisions économiques, les indemnisations, etc. Or, le Conseil fédéral ne représente que les sensibilités majoritaires au sein des grands partis. Le parlement pourrait non pas tout critiquer, mais faire des suggestions, corriger telle ou telle décision économique ayant trait notamment aux indemnisations, qui concernent de près les Suisses. Pas besoin d’être docteur en médecine pour avoir des avis fondés là-dessus.

On nous répondra que la meilleure solution trouvée est cette session extraordinaire de mai. Les pauvres, c’est vrai, prendre le risque de siéger avant et de s’exposer au virus! En attendant, les caissières, elles continuent de travailler, tout comme les garagistes ou les ouvriers des chantiers. Toujours à deux mètres de distance, cela s’entend! De parlement, on n’en a pas besoin en temps de crise, c’est bien connu… La question jamais posée: comment se fait-il que dans les autres pays, les parlements siègent et pas chez nous? En France, par exemple, une option tout à fait intéressante a été adoptée: une mission parlementaire interroge toutes les semaines le premier ministre et le ministre de la santé sur les mesures prises.

Puissions-nous donc nous rendre attentifs à ces pleins pouvoirs du Conseil fédéral sans contrôle simultané du parlement, qui n’avaient même pas été aussi extrêmes lors de la Seconde Guerre mondiale. Puissions-nous réfléchir à la gestion du coronavirus en évitant les discours convenus, comme nous y invite François Sureau dans l’émission susmentionnée: «Chaque épreuve porte en elle-même la capacité d’en sortir. La Première Guerre Mondiale a été le début de l’émancipation des femmes; 1945 a vu l’émergence des droits sociaux et de la notion de sécurité sociale. Nous avons toutes les possibilités d’en sortir meilleurs, à condition de se livrer à un petit exercice: ne pas se laisser bercer par les discours convenus, essayer de regarder la vérité en face.»


A lire aussi: 

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