Publié le 1 avril 2020

Le 23 mars à l’aéroport de Budapest, le Premier ministre Orbán réceptionne une livraison de masques chirurgicaux et de respirateurs en provenance de Chine. – © DR

Lundi 30 mars, dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19, Viktor Orbán, le Premier ministre hongrois, a fait voter au Parlement une «loi d’urgence» qui lui octroie, entre autres, les pleins pouvoirs pour une durée illimitée. Que faut-il craindre?

Les démocraties aussi peuvent être suspendues. Ce sont les mots de l’opposition, qui dénonce «un coup d’Etat» et «l’opportunisme» du Premier ministre. La «loi d’urgence» adoptée par le Parlement le 30 mars par 137 voix pour, 53 contre et 0 abstention, prévoit en effet d’octroyer au dirigeant hongrois, tenant de «l’illibéralisme», nationaliste, conservateur et autoritaire, les pleins pouvoirs pendant une durée illimitée. Autorisé à légiférer par ordonnances, le Premier ministre a également fait suspendre toute élection et toute consultation parlementaire, quelles qu’elles soient, y compris pour le maintien ou non de l’état d’urgence.

Un bouleversement «nécessaire», dit-on de son côté, pour faire face à la crise sanitaire. «Le consensus est indispensable dans ces circonstances» souligne le Magyar Nemzet, principal quotidien conservateur du pays. «Est-ce le virus ou l’opposition que vous voulez éliminer?» a lancé Bertalan Tóth, député du parti socialiste MSZP. «Je suis prêt à rendre le pouvoir au Parlement dès qu’il le demandera», a répondu M. Orbán, magnanime. 

Etait-il, vraiment, «nécessaire» d’ajouter à la crise sanitaire une crise démocratique? La question mérite d’être posée. Viktor Orbán – et son parti, le Fidesz – dispose d’une majorité des deux tiers au Parlement. En théorie, son opposition est déjà réduite à peau de chagrin. 

A ce jour, avec moins de 500 cas recensés et 16 décès dus au coronavirus, selon les chiffres officiels à prendre avec précaution, la Hongrie est relativement peu touchée par la pandémie. Des mesures de confinement ont été prises comme un peu partout en Europe, après avoir, au préalable, hermétiquement fermé les frontières. Mais le système de santé et les hôpitaux, grands laissés pour compte des investissements publics, laissent craindre des dégâts plus importants. Depuis des années, les médecins et les professionnels de la santé dénoncent l’absence de moyens. On meurt par manque de soins. La corruption est d’usage à tous les étages. Un ami hongrois nous racontait, il y a quelques mois, avoir dû soudoyer médecins, infirmiers et gardiens pour avoir l’autorisation d’entrer dans la chambre de sa femme, qui venait d’accoucher. Les patients hospitalisés doivent se présenter avec leur propre stock de papier toilette, et parfois même leur nourriture. 

Viktor Orbán aurait-il besoin des pleins pouvoirs pour redresser, à lui seul, en quelques jours, l’hôpital public hongrois? A la tête du pays depuis 10 ans, il s’est surtout illustré dans la construction frénétique de stades de football et la multiplication de chantiers coûteux à l’utilité contestable, comme le remplacement, tous les deux ou trois ans, des rails du tramway de Budapest, ou le déménagement de son bureau personnel, de Pest à la colline de Buda… 

Fausses nouvelles et dictature

Un autre volet de la loi d’urgence inquiète particulièrement les observateurs, jusqu’à la Commission européenne. Le texte prévoit des peines de 5 ans d’emprisonnement en cas de «diffusion de fausses nouvelles sur le virus ou les décisions du gouvernement». L’acception de «fausses nouvelles» est évidemment fort large, et la mesure pourrait viser aussi bien les médias indépendants, déjà fragilisés, que les élus d’opposition. Le maire de Mohács, dans le sud de la Hongrie, vient justement d’être poursuivi pour ce motif. Son crime? Avoir alerté sur deux cas avérés et la contamination possible d’une centaine de personnes après la célébration d’un mariage dans sa ville. 

Dans un communiqué, mardi 31 mars, la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a rappelé à l’ordre le Premier ministre hongrois, sans le nommer: «Toutes les mesures d’urgence doivent se limiter au nécessaire et être strictement proportionnées. Elles ne doivent pas durer indéfiniment.»

Cette affaire fait ressurgir le serpent de mer de l’exclusion de la Hongrie du PPE, le parti de la droite européenne. On parle déjà, à l’ouest, de l’avènement de «la première dictature de l’UE». On demande qui des sanctions, qui un avertissement clair. En pratique, avec le soutien de la Pologne à son ami hongrois dans les institutions européennes, une procédure disciplinaire a toujours aussi peu de chances d’aboutir. 

Pour trouver un peu de mesure et de distance, il fallait lire la Neue Zürcher Zeitung. La journaliste Meret Baumann y souligne bien sûr le contre-exemple qu’offre la Hongrie dans l’application des mesures d’urgence, et le danger que cela représente pour la démocratie. Une démocratie qui, dans le cas présent, n’était pas exemplaire jusque-là, puisque le parti au pouvoir contrôle, de toute façon, toutes les institutions étatiques et la grande majorité des médias. Mais les scénarios les plus pessimistes, comme la crainte de certains élus d’opposition qu’il n’y ait «plus jamais d’élections» (aucune échéance n’était prévue en 2020) est irréaliste. Cela entrainerait une exclusion de l’UE, et la Hongrie n’y a aucun intérêt. 

Viktor Orbán profite, sans aucun doute, de la situation pour neutraliser l’opposition, incarnée depuis octobre 2019 par le maire de Budapest, en particulier, discret dans ce débat, mais cela entre dans une stratégie plus idéologique que véritablement politique. 

Les leçons du village global

Toujours dans le Magyar Nemzet, Jozséf Horváth, conseiller en politique sécuritaire au Center for Fundamental Rights de Budapest, voit dans la pandémie de coronavirus les effets négatifs du «village global», de la mondialisation. La porosité des frontières, les échanges commerciaux et surtout les mouvements de population, sont la cause de la propagation rapide du virus sur tous les continents. 

L’Europe, ajoute-t-il, s’est endormie après plus de 70 ans de paix. Même le terrorisme islamiste n’a pas réussi à sortir les Européens de leur torpeur. Puisque les magasins restaient ouverts, tout allait bien. «Le coronavirus a détruit ce monde idéal en quelques semaines. C’est dire s’il était vulnérable.»

En cela, la crise actuelle pourrait avoir du bon, affirme M. Horváth: les plus jeunes découvrent, grâce à l’expérience des plus âgés (qui ont connu pénuries et privations sous le régime soviétique), qu’il est possible de se nourrir sans importer des «aliments exotiques»… Et comprennent les méfaits de la mondialisation. 

Sur le plan politique, le quotidien conservateur considère que le «coup d’Etat» de Viktor Orbán n’en est pas un: le consensus est capital, et l’opposition se borne à critiquer, au lieu de faire des propositions constructives. En résumé, c’est la faute de l’opposition si le Premier ministre est contraint de s’octroyer les pleins pouvoirs!

Plus largement, l’attitude de Viktor Orbán s’inscrit dans la conception du récit national à la mode hongroise: un homme providentiel sauve à lui seul la nation d’une invasion étrangère. Car seul un Etat fort peut réellement, dans cette perspective, faire face à la crise. C’est aussi, dans une certaine mesure, la stratégie de la Chine. L’urgence suffit à justifier toute forme d’atteinte à la liberté et aux droits de l’homme. 

«Ajoutez à cela que sans pratiquement aucun leadership expérimenté, décisif et volontariste, vous ne pouvez vaincre aucun virus. Il est donc rassurant de constater que Viktor Orbán, à la pointe de la prise de risques politiques, est aussi à la pointe de la gestion des crises.» salue Jozséf Horváth. 

Pour l’anecdote, le jour du vote au Parlement de la loi d’urgence, Viktor Orbán a posté sur son compte Instagram, très actif en ce moment, une photo datant de la création du Fidesz et de ses débuts en politique, en 1988. Le voici désormais seul à la tête de la Hongrie, face à une crise sanitaire et économique sans précédent, à ses risques et périls. 


Cet article s’appuie sur les publications de Libération, Le Temps, la Neue Zürcher Zeitung en allemand, le Magyar Nemzet en hongrois. 

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Et si l’on renversait la carte du monde!

Nos cartes traditionnelles, avec le nord en haut et le sud en bas, offrent un point de vue arbitraire et distordu qui a façonné notre vision du monde: l’Afrique, par exemple, est en réalité bien plus grande qu’on ne le perçoit. Repenser la carte du globe, c’est interroger notre perception (...)

Guy Mettan
Politique

En Afrique, à quoi servent (encore) les élections?

Des scrutins sans surprise, des Constitutions taillées sur mesure, des opposants muselés: la démocratie africaine tourne à la farce, soutenue ou tolérée par des alliés occidentaux soucieux de préserver leurs intérêts. Au grand dam des populations, notamment des jeunes.

Catherine Morand
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Santé

L’histoire des épidémies reste entourée de mystères et de fantasmes

Les virus n’ont pas attendu la modernité pour bouleverser les sociétés humaines. Dans un livre récent, les professeurs Didier Raoult et Michel Drancourt démontrent comment la paléomicrobiologie éclaire d’un jour nouveau l’histoire des grandes épidémies. De la peste à la grippe, du coronavirus à la lèpre, leurs recherches révèlent combien (...)

Martin Bernard
Sciences & Technologies

La neutralité suisse à l’épreuve du numérique

Face à la domination technologique des grandes puissances et à la militarisation de l’intelligence artificielle, la neutralité des Etats ne repose plus sur la simple abstention militaire : dépendants numériquement, ils perdent de fait leur souveraineté. Pour la Suisse, rester neutre impliquerait dès lors une véritable indépendance numérique.

Hicheme Lehmici
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey
Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Sciences & Technologies

Facture électronique obligatoire: l’UE construit son crédit social chinois

Le 1er janvier 2026, la Belgique deviendra l’un des premiers pays de l’UE à mettre en place l’obligation de facturation électronique imposée à toutes les entreprises privées par la Commission européenne. Il s’agit d’une atteinte majeure aux libertés économiques et au principe de dignité humaine, soutenu par l’autonomie individuelle. Outre (...)

Frédéric Baldan
Philosophie

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Culture

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet