La grimace douloureuse de Vladimir Vladimirovitch

Publié le 4 mars 2022
A l’entrée d’une ville ukrainienne une femme s’arrête devant les soldats russes. Elle est seule. Ils sont un groupe, postés près de leurs véhicules blindés. Très calme, elle s’approche, leur donne des graines de tournesol et dit: «Prenez-en, prenez, et mettez-les dans les poches de vos uniformes. Quand vous allez mourir, nous allons avoir de beaux tournesols.» Ils acceptent des graines et la laissent partir...

Parce qu’ils n’ont pas plus de vingt ans, parce que c’est leur première guerre, et parce que, de ce fait, ils ne savent pas encore tirer à bout portant sur les civils. Cela viendra, s’ils survivent. 

5’300 soldats russes auraient péri, selon les sources ukrainiennes, depuis le début de la guerre. Autant que pendant deux années de la première guerre en Tchétchénie, 1994-1996. Le New York Times et les experts américains évoquent plutôt 2’000 soldats tués, ce que semblent confirmer aussi les Européens. Consciente de vous choquer, j’espère les estimations des Ukrainiens vraies. 

Si je cherchais à me justifier, ce qui n’est pas le cas, il me suffirait de dire être née et avoir grandi dans un régime communiste, imposé à la Pologne par les Soviétiques. Ou encore parler de ma grand-mère qui a dû fuir Lvov, ville polonaise avant la Seconde guerre mondiale, en septembre 39, avant que les Russkoff ne s’en emparent et n’y restent pour un petit demi-siècle. Mais en définitif, j’en veux aux Russes infiniment plus pour ce qu’ils n’ont pas fait, que pour tous les crimes qu’ils ont commis. La Russie est un des rares pays de l’ex-bloc communiste qui n’a jamais su trouver le courage de regarder son histoire en face et de se faire elle-même le procès. Poutine, qui cherche à «dénazifier» l’Ukraine, n’a pas eu les couilles, comme aucun de ses prédécesseurs depuis la chute du communisme, de mener la dé-soviétisation de la Russie, pas même de l’entamer. Au contraire, il voit en la fin de l’URSS «la plus grande catastrophe géopolitique du siècle passé», au point qu’il rêve de nous faire revivre ses heures de gloire.

Depuis quelques jours, des âmes sensibles m’invitent à «comprendre Poutine». L’humiliation qu’il a subie en tant qu’un ancien fonctionnaire du KGB de voir sa patrie à genoux, l’aurait traumatisé. Nous n’avons pas su éviter à la Russie ce choc terrible, disent-ils, et en voilà les résultats. Bien que la Russie ait perdu la Guerre froide, bien que les millions de gens emprisonnés derrière le mur de Berlin aient pu pour la première fois de leur vie dormir tranquillement quand celui-ci s’est écroulé, il me faut d’urgence comprendre, en 2022, que nous avons eu tort d’exprimer notre joie. Pis! Il nous est venu à l’esprit, à nous les pouilleux des confins de l’Europe, de ne pas faire confiance aux nouveaux maîtres du Kremlin, mais de chercher la garantie de notre sécurité dans l’OTAN. De notre attitude damnable, nous récoltons à présent les fruits: le prix des pâtes va augmenter de façon exponentielle dans le monde entier.

En sus, menacés par les nouvelles démocraties qui ont fleuri à leurs frontières, les Russes craignent pour leurs valeurs, comme le souligne notre cher Vladimir Vlamdimirowitch, faisant une grimace douloureuse qui froisse son front botoxé. Arrivé jusqu’à la Pologne et la Roumanie, l’Occident dégénéré et cupide menace la pureté russe.

Que dire? En effet, des grandes traditions de ce qu’on appelle la Russie, mais qui de facto est l’Union soviétique avec l’accès à Internet et aux distributeurs de billets, je ne voudrais sauver qu’une seule tradition: celle de la dissidence. Je voudrais sauver la mémoire d’Ossip et Nadejda Mandelstam, de Marina Tsvetaieva, d’Anna Politkovskaïa assassinée par les sbires de Poutine, la finesse de Chalamov, le courage de Soljenitsyne et d’Alexievitch, les chansons de Boulat Okoudjava et de Vladimir Vyssotski. Ces Russes, et quelques autres, ont contribué à faire de moi qui je suis, c’est-à-dire une personne persuadée qu’il y a des circonstances où on sait, au fin fond de nos tripes, ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, qu’il y a des moments où on n’a pas besoin de chercher à «comprendre», où l’héroïsme des uns se manifeste aussi nettement que la lâcheté des autres.

Depuis la révolution d’Octobre, la Russie n’a connu que quelques jours de liberté et n’a produit rien de bon, à part la vodka, le caviar et les putains. Je serais très heureuse, si pouvaient définitivement périr ses traditions les mieux ancrées: le chauvinisme, l’impérialisme, les assassinats politiques, les invasions de ses voisins, la censure, la délation, le mépris de l’Occident, la terreur qui est même son premier produit d’exportation, loin devant le gaz. Je voudrais que les Russes trouvent enfin le courage de vivre librement, à défaut de quoi, je m’autorise à les mépriser à mon tour.

Ainsi, je ne ressens aucune empathie pour ces soldats tués sur le front ukrainien, fussent-ils des gamins précipités sur le front par la décision arbitraire de Poutine. Il n’y a rien qui puisse excuser leur ignorance, ou leur indifférence. A 14 ans, je balançais des morceaux de briques contre le consulat soviétique à Cracovie, alors que nous n’avions ni iPhone ni réseaux sociaux pour contrer la propagande soviétique. En réalité, chaque citoyen russe est co-responsable de ce qui se passe actuellement en Ukraine, car aucun, pas un seul, n’a fait assez pour empêcher Poutine de garder le pouvoir.

J’espère donc de tout cœur que la Russie connaîtra très rapidement une nouvelle «humiliation», et que celle-ci l’incite enfin à s’adapter au monde démocratique autrement qu’en ouvrant des boutiques de luxe sur la Place Rouge.

A tous les admirateurs de Poutine, à nos communistes de salon comme à nos grands patriotes qui rêvent d’un Poutine français, je dis la même chose que les défenseurs ukrainiens de l’île des Serpents: «Allez vous faire foutre!» 

Slava Ukraini! Gieroiam slava!

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