L’industrie européenne sacrifiée sur l’autel des intérêts atlantistes

Publié le 11 novembre 2022
Depuis le début de l’intervention russe en Ukraine et des sanctions du bloc occidental, force est de constater que les grands perdants de toute cette affaire sont les Européens, qui ont vu leurs factures énergétiques exploser, particulièrement dans les pays qui dépendent du prix du gaz pour leur industrie. Après presque 2 ans de perturbations à cause de la crise sanitaire, voilà un deuxième coup très dur. Mais qu’en est-il des gagnants, ceux qui ont un intérêt objectif à ce que cette situation chaotique en Ukraine continue? Décryptage.

Bien entendu, les premières victimes du conflit en Ukraine sont les populations ukrainiennes, qui non contentes de risquer leurs vies, voient leurs infrastructures et industries détruites. Et si les Russes paient également un lourd tribut en termes de vies humaines et d’infrastructures, il apparaît que l’une des principales victimes collatérales de ce conflit et des sanctions prises contre la Russie, c’est le tissu industriel européen. Pourquoi?

Pour bien comprendre, il faut décortiquer le succès économique et industriel allemand depuis deux décennies. L’Allemagne est la première économie de la zone euro et surtout la principale dans le secteur industriel. Elle dégage historiquement un bénéfice très élevé sur ses exportations (automobiles, machines-outils, pièces détachées, produits chimiques). Ce succès s’explique par une production considérée de haute qualité et compétitive sur le marché international grâce à trois grands facteurs:

  1. Une monnaie (l’Euro) sous-évaluée par rapport à la productivité allemande;
  2. Une main-d’œuvre peu chère à disposition grâce à l’intégration des pays d’Europe de l’Est dans le marché commun et Schengen et aux réformes Schröder, dites «Hartz», sur le marché du travail en Allemagne au début des années 2000;
  3. Une énergie abondante et bon marché livrée par les gazoducs venant de Russie, qui permettent une alimentation en électricité et en gaz naturel stable de l’industrie allemande.

Or, en raison du sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 reliant directement la Russie à l’Allemagne, ainsi que des sanctions économiques prises contre la Russie, la troisième clé de la réussite industrielle allemande est très fortement remise en question. De plus, avant 2014 et les événements de la place Maïdan à Kyiv, la Russie était un partenaire économique privilégié des Allemands, ce qui a fortement diminué avec la montée des tensions puis du conflit en Ukraine. La question qui se pose donc est: qui a intérêt à réduire voire détruire une partie de l’appareil productif allemand et donc européen (car beaucoup de PME européennes sont des fournisseurs des grandes entreprises allemandes, y compris des Suisses)?

Avant de désigner des coupables en dehors du continent européen, il faut d’abord dire que l’Europe (donc l’Allemagne) s’est sabordée toute seule, à la fois en détruisant à petit feu le parc électronucléaire européen au profit des énergies renouvelables couplées à des centrales à gaz ou au charbon pour gérer l’intermittence, tout en corrélant le prix du gaz au prix de l’électricité dans l’Union européenne afin d’éviter que la France ne soit trop compétitive grâce à son parc électronucléaire de deuxième génération construit à la fin des années 70, puis en appliquant des sanctions économiques précisément contre le principal fournisseur de gaz naturel à l’Europe.

Mais dans tout conflit il y a malheureusement des profiteurs de guerre, ceux qui exploitent (ou provoquent parfois) les difficultés des autres pour s’enrichir ou obtenir un avantage. Et plus la crise durera, plus les avantages obtenus seront substantiels. Or, il apparaît que les Etats-Unis sont parmi les principaux bénéficiaires de la guerre en Ukraine et des problématiques énergétiques et économiques européennes.

Premièrement, ils pourront vendre une partie de leur GNL (Gaz Naturel Liquéfié) obtenu par la fragmentation hydraulique (gaz de schiste), un processus très polluant lors de l’extraction et également du transport par bateau, puisqu’il faut liquéfier le gaz pour le transport, puis le regazéifier lors de la livraison.

Deuxièmement, ils accélèrent un processus de réindustrialisation, débuté après la crise des subprimes puis poursuivi sous la présidence Trump, puisqu’ils récupèrent (ou vont récupérer) à la fois des parts de marché détenues par des entreprises européennes, mais également des entrepreneurs qui vont investir ou délocaliser leur appareil productif en Amérique du Nord (Canada et USA). En effet, en faisant valoir une politique très favorable aux entreprises et à l’investissement de capitaux et profitant d’une énergie abondante et peu chère pour le moment grâce à l’exploitation massive du gaz de schiste, les Etats-Unis se positionnent comme un territoire privilégié pour les investisseurs étrangers et particulièrement européens. Aubaine pour un pays menacé de déclassement économique par la Chine depuis l’entrée de cette dernière dans l’OMC en 2001.

Troisièmement, le complexe militaro-industriel, très influent à Washington et sur les marchés américains, retrouve avec le conflit en Ukraine un débouché pour ses produits après la fin des opérations en Afghanistan. Il ne faut jamais oublier que les Etats-Unis sont les premiers producteurs d’armes dans le monde (39% de parts de marché en 2021), secteur qui représente des centaines de milliers d’emplois sur le territoire américain. Lockheed Martin à lui seul représentait plus de 146’000 emplois en 2018. En fournissant massivement des armes et du matériel aux Ukrainiens, ils s’assurent non seulement que le conflit s’éternise au maximum mais aussi des clients captifs pour l’industrie américaine, car, en plus de l’Ukraine, cela incitera également les autres pays de la région qui ont peur de la menace russe à s’équiper en matériel de défense américain et ainsi assurer des commandes et de l’activité pour le complexe militaro-industriel américain.

Entre les sabotages des gazoducs Nord Stream 1 et 2, ainsi que le récent attentat sur le pont de Crimée, il n’est pas interdit de penser que les Anglo-américains seraient à la manœuvre afin de faire courir le conflit le plus possible en Ukraine et de faire pourrir une situation avantageuse pour eux; de saboter en amont tout processus de cessez-le-feu et de négociation, qui selon Romain Bessonnet, spécialiste de la Russie et du monde russe, était en préparation en Turquie entre les Ukrainiens et les Russes avant l’escalade de cet automne. Ce conflit aura également permis de mettre en lumière les incohérences et la fragilité du modèle d’approvisionnement européen, qui va devoir se remettre profondément en question s’il souhaite se reconstruire et tenir dans la durée face aux aléas et enjeux du XXIème siècle.


Lire aussi: Europe: le risque du grand déclassement

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Accès libre

Superintelligence américaine contre intelligence pratique chinoise

Alors que les États-Unis investissent des centaines de milliards dans une hypothétique superintelligence, la Chine avance pas à pas avec des applications concrètes et bon marché. Deux stratégies opposées qui pourraient décider de la domination mondiale dans l’intelligence artificielle.

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

Netanyahu veut faire d’Israël une «super Sparte»

Nos confrères du quotidien israélien «Haaretz» relatent un discours du Premier ministre Benjamin Netanyahu qui évoque «l’isolement croissant» d’Israël et son besoin d’autosuffisance, notamment en matière d’armement. Dans un éditorial, le même quotidien analyse ce projet jugé dangereux et autodestructeur.

Simon Murat

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

Coulisses et conséquences de l’agression israélienne à Doha

L’attaque contre le Qatar du 9 septembre est le cinquième acte de guerre d’Israël contre un Etat souverain en deux ans. Mais celui-ci est différent, car l’émirat est un partenaire ami de l’Occident. Et rien n’exclut que les Américains aient participé à son orchestration. Quant au droit international, même le (...)

Jean-Daniel Ruch
Accès libre

Comment les industriels ont fabriqué le mythe du marché libre

Des fables radiophoniques – dont l’une inspirée d’un conte suisse pour enfants! – aux chaires universitaires, des films hollywoodiens aux manuels scolaires, le patronat américain a dépensé des millions pour transformer une doctrine contestée en dogme. Deux historiens dévoilent cette stratégie de communication sans précédent, dont le contenu, trompeur, continue (...)

La fin du sionisme en direct

La guerre totale menée par Israël au nom du sionisme semble incompréhensible tant elle délaisse le champ de la stratégie politique et militaire pour des conceptions mystiques et psychologiques. C’est une guerre sans fin possible, dont l’échec programmé est intrinsèque à ses objectifs.

David Laufer

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Et si on parlait du code de conduite de Nestlé?

Une «relation amoureuse non déclarée avec une subordonnée» vient de coûter son poste au directeur de Nestlé. La multinationale argue de son code de conduite professionnelle. La «faute» semble pourtant bien insignifiante par rapport aux controverses qui ont écorné l’image de marque de la société au fil des ans.

Patrick Morier-Genoud
Accès libre

Stop au néolibéralisme libertarien!

Sur les traces de Jean Ziegler, le Suisse et ancien professeur de finance Marc Chesney publie un ouvrage qui dénonce le «capitalisme sauvage» et ses conséquences désastreuses sur la nature, le climat, les inégalités sociales et les conflits actuels. Il fustige les dirigeants sans scrupules des grandes banques et des (...)

Urs P. Gasche

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet