Circulations d’amour autour de la Maison de la Radio

Publié le 10 juin 2022

© XENIX

Charlotte Gainsbourg est le cœur battant des «Passagers de la nuit», film discret mais entêtant qui fait revivre les années 1980 à travers une histoire de famille simplement confrontée aux aléas de la vie. Tout un cinéma des sentiments dont Mikhaël Hers est en passe de devenir un nouveau maître.

Le cinéma français se porte-t-il encore aussi bien que le clament régulièrement les médias parisiens? Pas si sûr, entre quantité d’auteurs qui montrent des signes d’essoufflement et surtout des chiffres à la baisse qui commencent à devenir préoccupants. Il n’empêche que dans une production toujours aussi pléthorique, on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise. Tels ces Passagers de la nuit sélectionnés en compétition au dernier Festival de Berlin. Un film qui commence assez mal mais ne cesse ensuite de se bonifier jusqu’à vous laisser bouleversé – pour peu qu’on soit sensible à une certaine «intelligence du cœur».

Tout commence avec l’arrivée d’une jeune fille à Paris, qui s’attarde (trop) longuement devant la carte lumineuse du métro, une (vague) course-poursuite entre vélo et vélomoteur et une traversée en voiture de (petites) rues où l’on fête la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles. Nous voici donc de retour en 1981 et sans doute faut-il un moment d’adaptation à la tonalité modeste choisie par le cinéaste, qui a calqué son esthétique sur des images vidéo d’époque utilisées en guise de ponctuation (le Chilien Pablo Larrain avait été encore plus radical en tournant No avec du matérial vintage!). Du coup, non seulement netteté, couleurs et lumière en prennent un coup, mais même le son paraît médiocre, guère aidé par une musique électro utilisée de manière étale. Même le casting laisse un moment dubitatif, entre jeunes acteurs inconnus et la revenante Emmanuelle Béart en productrice-animatrice de l’émission de radio nocturne qui donne son titre au film.

La magie Gainsbourg

Heureusement, il y a Charlotte Gainsbourg! Immédiatement juste et attachante, elle s’impose dans le rôle d’Elisabeth, une mère abandonnée par son mari après avoir traversé l’épreuve d’un cancer du sein. Rattrapée par des soucis d’argent, elle vit avec ses enfants adolescents Judith et Mathias dans un ensemble moderne du XVème arrondissement parisien (Beaugrenelle), se demandant bien comment elle va pouvoir gagner leur vie, elle qui n’a jamais travaillé. Ses insomnies l’amènent à solliciter un entretien auprès de Vanda Dorval, responsable de l’émission «Les passagers de la nuit», qui lui propose alors un poste de standardiste à repourvoir. Et c’est à la Maison de la Radio, juste de l’autre côté de la Seine, qu’elle rencontre un peu plus tard Talulah, la fille errante du début (Noée Abita, l’héroïne du génial Ava de Léa Mysius), venue se raconter comme tant d’autres. Ne pouvant se résoudre à la savoir à la rue, elle l’invite à emménager dans une pièce inoccupée à l’étage du dessus.

Insensiblement, comme par magie, tout se met alors en place. D’abord surpris, ses enfants se lient bientôt avec cette fille plus âgée qu’eux, et pour Mathias, cela devient bientôt plus que de l’amitié: un premier amour. De son côté, Elisabeth pourrait elle aussi trouver un nouvel homme. Sauf que traité de manière réaliste, tout cela n’a rien d’évident. Et c’est là que l’esthétique un peu cotonneuse du film devient payante. On commence à s’y sentir bien, à aimer tous ces personnages, à s’inquiéter de ce qu’il va leur arriver. Prise de remords, Talulah disparaît. En 1984, Elisabeth, devenue également aide-bibliothécaire de jour, fait une rencontre peut-être décisive. Et en 1988, Talulah ressurgit soudain, en piteux état. La famille essaie alors de la réintéger en dansant sur «Et si tu n’existais pas» de Joe Dassin. Sauf que rien n’est encore résolu…

Parrains d’élection, douceur par conviction

Cela n’a l’air de rien, mais c’est tout un art que de réussir un film intimiste, qui résonne vraiment en profondeur. Chez Mikhaël Hers, cela passe clairement par la cinéphilie. Quand ses jeunes se retrouvent au cinéma devant Les Nuits de la pleine lune d’Eric Rohmer (avec la comète Pascale Ogier et un Fabrice Luchini encore tendre), cela n’a rien du hasard. Pas plus que l’apparition furtive, plus tard dans un métro, de Jacques Rivette (dont Béart fut La Belle Noiseuse). Ils ont montré la voie d’un cinéma d’apparence plus modeste mais qui ne manque en fait pas d’ambitions. Pour notre auteur, qui poursuit encore une autre voie, ce sont à la fois des marqueurs temporels et des parrains. Au-delà, tout est affaire d’écriture personnelle, d’une vision du monde en construction.

En 2018, Amanda, avec son récit précipité dans un deuil indicible à la suite d’un attentat, nous avait déjà alertés de la singularité de ce cinéaste. On en regrette d’autant plus la non distribution chez nous de ses films précédents, Memory Lane et Ce sentiment de l’été. Le temps dira si Mikhäel Hers peut tenir la distance, s’il s’en sortira aussi bien, voire mieux, que ses devanciers Christian Vincent (La Discrète, L’Hermine) ou Jerôme Bonnell (Le Chignon d’Olga, Le Temps de l’aventure) dans un registre proche. En attendant, il faut absolument découvrir ces Passagers de la nuit qui touchent droit au cœur par leur étrange douceur dans un monde que le cinéaste sait pourtant, comme nous, très dur.


Les Passagers de la nuit, de Mikhaël Hers (France, 2022), avec Charlotte Gainsbourg, Quito Rayon Richter, Noée Abita, Megan Northam, Thibault Vinçon, Emmanuelle Béart, Didier Sandre. 1h51

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