Berlin étend son influence dans les anciennes colonies allemandes du Pacifique

Publié le 26 juillet 2024
Après avoir visité les Samoa, la ministre d'Etat aux Affaires étrangères allemande, Katja Keul, a travaillé au développement des relations bilatérales dans les îles Salomon et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Certaines parties de ces deux pays étaient autrefois des colonies de l'Empire allemand. L'intérêt soudain du gouvernement fédéral pour cette région du Pacifique s'explique par le fait que la Chine y gagne fortement en influence.

Article publié sur German-Foreign-Policy.com le 18 juillet 2024, traduit par Bon Pour La Tête


Les îles Salomon, un Etat insulaire situé à environ 2’000 kilomètres au nord-est de l’Australie, sont considérées comme ayant une importance géostratégique considérable. Elles font partie d’un anneau d’îles qui s’étend au nord et à l’est de la côte australienne; à l’ouest des Salomon se trouve la Papouasie-Nouvelle-Guinée, au sud-est des Salomon se trouvent le Vanuatu et le territoire français de Nouvelle-Calédonie. A Canberra, on dit que l’Australie deviendrait vulnérable dès qu’un adversaire parviendrait à s’installer sur une partie de cet anneau insulaire.

En mars 2022, la Chine a conclu un accord de sécurité avec les îles Salomon, dans lequel elle s’est engagée à fournir une assistance policière au gouvernement de la capitale, Honiara. En contrepartie, Pékin a obtenu l’autorisation pour des navires de sa marine d’accoster aux îles Salomon pour y embarquer des marchandises de ravitaillement. Depuis, l’Occident s’efforce énergiquement de repousser l’influence de la République populaire dans les îles Salomon1. Le nouveau gouvernement du pays, dirigé par le Premier ministre Jeremiah Manele, entré en fonction après les élections législatives d’avril, est scruté de près. Manele cherche à coopérer avec tous les pays actifs dans le Pacifique; il a effectué sa première visite à l’étranger en Australie et est arrivé en Chine il y a quelques jours2.

«Une rhétorique condescendante»

Des extraits d’une lettre du ministère des Affaires étrangères des Tonga, publiée en avril par la chaîne publique australienne ABC, donnent un aperçu de la lutte acharnée entre l’Occident et les Etats souverains du Pacifique concernant leur droit à coopérer avec la Chine si nécessaire. La lettre date de peu avant la conclusion de l’accord de sécurité entre les îles Salomon et la Chine.

Le document indique que le Premier ministre australien de l’époque, Scott Morrison, a téléphoné à ses homologues de Papouasie-Nouvelle-Guinée et de Fidji pour les inciter à ne pas signer l’accord avec les îles Salomon. La Nouvelle-Zélande serait également «hors d’elle»; le ministère des Tonga attendrait un appel en ce sens de sa ministre des Affaires étrangères. Canberra et Wellington estiment «qu’ils sont les seuls à pouvoir décider quels Etats du Pacifique doivent s’associer avec qui3».

Le ministère des Affaires étrangères des Tonga qualifie cela de «revendications téléphoniques réactionnaires» et déplore une «rhétorique condescendante que nous entendons malheureusement trop souvent de la part des gouvernements australien et néo-zélandais». Selon lui, les îles Salomon – comme les autres Etats du Pacifique en dehors des colonies persistantes des Etats occidentaux4 – sont «souveraines» et peuvent prendre leurs propres décisions.

Le spectre du colonialisme

Dans cette lettre, le ministère des Affaires étrangères de Tonga critique en outre sévèrement la politique de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, ainsi que des Etats occidentaux dans leur ensemble, vis-à-vis de la zone pacifique. Il est vrai, dit le document, que la coopération avec la Chine a aussi ses écueils; elle génère par exemple une charge de la dette qui n’est pas sans poser problème.

Les médias occidentaux sont toutefois «obsédés» par la dénonciation de la présence de la République populaire dans la région5. Si l’Occident n’est pas satisfait de l’influence croissante de la Chine, lit-on, il n’a qu’à examiner sa propre «rhétorique du Pacifique» et l’«échec» de ses prétendues tentatives d’aider les Etats insulaires du Pacifique à devenir plus prospères.

Les observateurs critiques constatent aussi, à l’exemple des îles Salomon, que «des décennies d’exploitation non durable des matières premières sous le colonialisme» ont «non seulement causé de graves dommages à l’environnement, mais aussi épuisé les réserves de matières premières du pays»; aujourd’hui, l’Etat insulaire compte parmi les pays les moins développés du monde6. Les denrées alimentaires sont trop chères, les soins de santé mauvais et l’infrastructure insuffisante. Tous ces facteurs – notamment les conséquences du colonialisme – ont rendu l’aide et les investissements de la Chine très attractifs.

Bases militaires

La Papouasie-Nouvelle-Guinée fait également l’objet d’une lutte acharnée entre la Chine et l’Occident. Suite à des pressions de la part de Washington, le gouvernement de Port Moresby a aussi entamé une étroite coopération avec la République populaire.

Un accord conclu avec les Etats-Unis en mai 2023 garantit aux forces américaines un accès «sans entrave» à six bases militaires – ports et aéroports – en Papouasie-Nouvelle-Guinée7. Elles peuvent non seulement y déplacer des troupes en toute liberté, mais aussi y stocker des équipements; en cas de guerre, il suffirait alors de faire venir des soldats pour que les forces américaines puissent mener des opérations depuis la Papouasie. Parmi ces bases, celle Lombrum sur l’île de Manus, tout au nord de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, est située en direction d’éventuels théâtres d’opérations à Guam ou aux Philippines. Canberra avait autrefois exploité un camp de réfugiés sur cette base. Washington veut maintenant l’agrandir8.

Toutefois, Pékin poursuit également ses activités en Papouasie-Nouvelle-Guinée. En avril, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi s’est rendu dans le pays afin d’intensifier notamment la coopération économique. Les deux parties négocient aussi une coopération policière bilatérale.

Travail d’influence allemand

Les îles Salomon et la Papouasie-Nouvelle-Guinée étaient respectivement la deuxième et la troisième étape du voyage que la ministre allemande Katja Keul a effectué dans le Pacifique du 7 au 17 juillet. Auparavant, Keul s’était aussi rendue aux Samoa9. L’objectif de ce voyage était de développer les relations allemandes dans la région du Pacifique, qui étaient jusqu’à présent faibles, voire quasi inexistantes, et de renforcer ainsi la position de l’Occident dans la lutte pour le pouvoir contre la Chine.

Aux îles Salomon, Keul a rencontré le vice-premier ministre Bradley Tovosia et le ministre des Affaires étrangères Harry Kuma; en Papouasie-Nouvelle-Guinée, elle s’est entretenue avec le vice-Premier ministre John Rosso. Là, comme auparavant aux Samoa, elle s’est appuyée sur le passé colonial allemand pour développer les contacts entre les deux pays. Elle a ainsi promis au ministre de la Justice Pila Niningi d’aider la Papouasie-Nouvelle-Guinée à clarifier la situation de la propriété foncière pendant la période coloniale allemande. Les questions qui en découlent posent encore aujourd’hui certains problèmes que le gouvernement de Port Moresby espère pouvoir résoudre en recourant aux documents disponibles en Allemagne10.

Les coûts éventuels de cette opération pour Berlin sont négligeables. D’autres démarches qui auraient, elles, des conséquences matérielles sérieuses – par exemple une indemnisation pour les torts causés pendant la période coloniale – ne sont envisageables pour l’Allemagne ni dans le Pacifique, ni ailleurs.


1S. dazu Deutschlands Pazifikambitionen

2Cherry Hitkari: Solomon Islands PM Manele’s Foreign Visits: More Than a Mere Balancing Act. thediplomat.com 08.07.2024

3S. dazu Kolonien im 21. Jahrhundert (IV)

4,5Stephen Dziedzic: Documents show Tonga criticised Australia and NZ’s response to China-Solomon security pact. abc.net.au 08.04.2024

6Cherry Hitkari: Solomon Islands PM Manele’s Foreign Visits: More Than a Mere Balancing Act. thediplomat.com 08.07.2024

7US military will have ‘unimpeded’ access to Papua New Guinea bases under new security deal. theguardian.com 15.06.2023

8Zach Abdi: U.S. Set to Expand Naval Base in Papua New Guinea. news.usni.org 06.04.2024

9S. dazu Kolonien im 21. Jahrhundert (IV)

10PNG and Germany to collaborate in uncovering colonial-era land records. thepngbulletin.com 16.07.2024

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