L’homme qui a vu l’ours avant que celui-ci n’enrage

Publié le 18 novembre 2022
Plus encore qu’un roman, brillantissime, «sur Poutine», «Le Mage du Kremlin» de Giuliano da Empoli est un parcours du labyrinthe de l’âme russe et une réflexion pénétrante sur le pouvoir et la mutation de nos sociétés, modulée par la voix d’un personnage énigmatique et visionnaire, dont le plaidoyer final pour la simple vie contraste avec sa trajectoire aventureuse de conseiller du Tsar...

La lettre Z pourrait être dite, par effet quasi subliminal, l’initiale du Mage du Kremlin, renvoyant à la fois au grand écrivain Evguéni Zamiatine et à l’emblème militaire désormais associé à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. 
D’emblée, cependant, celle ou celui qui entre dans ce roman devrait «oublier» la guerre qui se déchaîne actuellement en Ukraine et les innombrables analyses et autres expertises qui prétendent en démêler les tenants et les responsabilités, car il s’agit ici d’autre chose: il s’agit de littérature. 
Non pas que Le Mage du Kremlin soit une fiction détachée de la réalité relevant de «l’art pour l’art». Pas du tout. Mais Giuliano da Empoli, connaisseur de géopolitique autant que de littérature et de psychologie humaine (je l’imagine volontiers lisant Le Prince de Machiavel ou Le voyage en Russie du marquis de Custine au coin du feu…) n’a pas choisi la voie et les voix du roman par hasard, et ses multiples allusions à la littérature russe, et aux rapports des écrivains russes avec le pouvoir (de Dostoiëvski à Soljenitsyne, et avant celui-là ou après celui-ci) ne sont pas fortuites non plus.
Ainsi, et dès ses premières pages, annonce-t-il la «couleur» en rapprochant deux personnages emblématiques du Grand Jeu en cours, à savoir le Poète en observateur critique du pouvoir (Evguéni Zamiatine) et le Politique à l’exercice (Staline), deux joueurs d’échecs aux dotations combien inégales, deux «artistes » à leur façon… 
Mais pourquoi Zamiatine? D’abord parce que le premier narrateur du Mage du Kremlin, universitaire occidental qu’on imagine le double de l’auteur, s’est passionné pour l’auteur de Nous (parfois traduit en Nous autres), chef-d’œuvre du Russe publié en 1920, jusqu’à l’obsession: «Nous ne décrivait pas que l’Union soviétique, il racontait...

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