La longue marche vers le désastre

Publié le 25 février 2022

Volodymyr Zelensky, Angela Merkel, Emmanuel Macron et Vladimir Poutine à l’occasion du sommet de Paris « en format Normandie », en décembre 2019. – © Officiel/Kremlin.ru

Les optimistes dont nous étions ont cru que la diplomatie désamorcerait finalement la crise. Nous nous sommes trompés. Ceux qui avaient prévu ce qui est arrivé ne sont néanmoins pas plus avancés que les premiers vers une solution. Quand une guerre éclate, s’abandonner au déferlement des émotions, des regrets et des colères, est de peu d’utilité. Il s’agit plutôt de mieux comprendre comment on en est arrivé là. Pour entrevoir de lointaines issues après le désastre.

Depuis de nombreuses années, la Russie s’inquiète de voir l’OTAN à sa frontière. Elle est restée attachée par toutes sortes de liens historiques et personnels à l’Ukraine. Deux siècles de ménage commun. Même Soljenitsyne prônait son union avec la mère patrie! Poutine a demandé plusieurs fois que soit négocié un accord de sécurité tenant compte de ce nœud intime du passé. On peut juger ces sensibilités et ces craintes dépassées, injustifiées, mais c’est le ressenti qui détermine les comportements. L’Occident n’est donc pas entré en matière. Dix-sept pays européens sont devenus membres de l’OTAN depuis la chute de l’URSS. L’Ukraine était promise, tôt ou tard, à suivre le même chemin. La montée des tensions devint inexorable. Sans cesse attisées de surcroît par la sécession des «républiques» séparatistes, par un conflit larvé et meurtrier des deux côtés. Et aussi par le malaise d’une partie de la population russophone à qui le gouvernement de Kiev tentait d’imposer l’usage de l’ukrainien dans les écoles.

Ces dernières semaines, on a peut-être cru sincèrement au Kremlin que la pression exercée par les manœuvres militaires à la frontière allait amener des concessions par la voie diplomatique, les innombrables entretiens. Mais ni les Européens ni les Américains n’ont voulu exclure une éventuelle, même lointaine adhésion de l’Ukraine à l’organisation atlantique. On peut gloser sur le bien-fondé ou les risques de cette politique mais le fait est que Poutine mis ainsi par sa faute dans l’impasse a dès lors misé sur la guerre, comme il y avait sans doute songé quelques fois auparavant. 

Quelle guerre? Il est trop tôt pour le dire. L’expert en stratégie Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la «Revue militaire suisse» estime que l’invasion ne déboucherait pas sur une occupation classique, rue par rue, mais viserait plutôt à casser les infrastructures militaires et administratives du gouvernement. C’est bien avancé: tous les aéroports militaires sont détruits. Le but, écraser l’armée ukrainienne, dans l’espoir, bien aléatoire, d’un changement de pouvoir. Une perspective chaotique et tragique. D’abord pour la population déjà accablée par les soucis économiques au quotidien, par l’accaparement des richesses entre les mains des oligarques, et maintenant sous les bombes. Et quelle frustration pour la majorité. Selon le sondage cité par des journalistes loyaux à Kiev, l’opinion est acquise à 60%, à un destin au sein de l’UE et de l’OTAN. Les 40% restants se disent indéterminés ou pro-russes. Il ne sera pas facile à Poutine de remplacer le jeune et valeureux président Zelenskiy par un homme de paille. Les propos absurdes sur le «génocide» des russophones et la «dénazification» du régime hérissent au plus haut point les Ukrainiens jusqu’aux moins nationalistes. Après les performances militaires, Poutine risque de voir les tracas de l’enlisement

L’Amérique de Biden a aussi quelque souci à se faire. Elle n’a pas peu contribué à exacerber la crise ces dernières semaines. Et depuis des années fixée sur son obsession anti-russe, alors qu’elle désigne pourtant la Chine comme son principal rival. Est-elle prête à tout? A une nouvelle guerre mondiale? Les Américains savent la faire à distance sans exposer leurs hommes. Mais il n’est pas sûr que la perspective d’une telle aventure renforce leur vieux président en difficulté chez lui. Une part des Républicains l’accuse déjà d’avoir aggravé la situation. Par ailleurs, le Pentagone sait fort bien que le danger, dans un tel cataclysme, serait réel pour les Etats-Unis. La Russie dispose depuis 2019 des missiles (Avantgard) intercontinentaux les plus rapides du monde: 20-30’000 km/h. Le système le plus performant selon les experts. 

Avec l’éclatement de la guerre, les Européens qui ont cru jusqu’au bout à une issue diplomatique se trouvent bafoués. Renvoyés à leur impuissance. Prenant soudain la mesure de l’écart d’échelle entre les périls rabâchés ici, écolo-sanitaires, et celui d’un conflit armé. Mais ils se retrouvent, il faut le dire, plus unis que jamais. Cette offensive injustifiable de la Russie, mais pas insensée à son aune, aura des effets sur eux. L’afflux – il a déjà commencé – de réfugiés ukrainiens en Pologne où l’on compte déjà près de deux millions de ressortissants de ce pays, en est un. L’Allemagne promet son aide. Et la Suisse?

Et puis bien sûr, les répercussions économiques, avant tout au plan énergétique. Le litre d’essence va encore augmenter. Mais pour comprendre ce qui nous arrive, il s’agit de voir un peu plus loin que le bout de la pompe. Relire l’histoire, d’avant-hier à aujourd’hui. Analyser le comportement, les forces et les faiblesses de toutes les parties. Evaluer l’effet des sanctions sur les uns et les autres. Prendre en compte les dégâts directs ou non provoqués dans toute l’Europe, Russie comprise. Observer de près ce que fera la Chine de cet événement: un axe resserré entre ces deux géants?

Enfin viendra le moment de proposer des pistes pour l’avenir. Hurler son indignation, c’est un peu court.

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