Vevey Images, images de Vevey

Publié le 20 septembre 2024
Au café «Le Bout-du-Monde», il ne reste plus qu'un croque-monsieur à la carte. Va pour le croque jambon-fromage-oignon, et une bière blonde. Une dame visiblement solitaire cherche à entamer la conversation. «Vous êtes architecte? Médecin?» Rien de tout cela, madame: retraité. «Oui, mais avant?» J'hésite à décliner mon état d'ex-journaliste, car ça ne rate jamais: le regard de l'interlocuteur s'anime, il pressent de l'inattendu, de l'extraordinaire, comme si quelque fabuleux secret allait jaillir de cette révélation. Cette étincelle dans les yeux m'accable d'avance.

Aucun secret d’Etat madame, je vous assure. Et elle-même? «Photographe». Je lui demande si elle a déjà vu les expositions de Vevey Images. «Une, en passant», dit-elle d’un geste vague, ne se souvenant pas laquelle. Cette photographe-là, «indépendante», précise-t-elle, n’a plus le feu sacré. Elle me dit son âge: 80 ans. «Le monde va éclater», pronostique-t-elle tandis que je m’apprête à quitter le café, tout en me demandant si elle peut manger le cornichon laissé dans la coupelle du croque-monsieur. Peut-être a-t-elle faim, devrais-je lui offrir un repas, ou est-ce simple gourmandise? Sa prédiction à la Nostradamus m’a pris de court, je lui réponds (à propos de la fin du monde) que je n’en sais rien.

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Photographie de Daido Moriyama sur la façade de l’hôtel des Trois-Couronnes

Prophète, en aucun cas, mais mordu de photographie, oui. Mordu façon vieille école, qui fait hausser les épaules des spécialistes, mordu comme d’autres reconstituent des batailles célèbres avec des soldats de plomb ou perfectionnent des maquettes de trains électriques. Toujours en train de refaire plus ou moins le même genre de photos depuis qu’adolescent, j’ai tripoté mon premier Kodak Retina Reflex. Certes, en variant quelque peu les approches, en améliorant ma technique au fil des ans mais, en un mot comme en cent: papi-photographe.

Ce qui est une des raisons pour lesquelles j’aime venir à Vevey Images. On y est bousculé dans ses habitudes, le foisonnement d’idées me fait sentir bien peu de chose – et même un peu couillon avec mon propre appareil photographique en bandoulière qui pèse soudain toue le poids d’un accessoire démodé. Mais néanmoins agréablement stimulé – que ce soit via l’agacement suscité par certaines démarches trop conceptuelles, ou l’enthousiasme généré par des expositions originales.

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L’avion gonflable d’Aleksandra Mir dans la salle del Castillo

D’une manière générale, je n’ai pas besoin de nombreux stimuli pour sortir mon appareil et cadrer une scène, un paysage, un effet de lumière. La Fontaine le notait il y a longtemps: «j’étais là, telle chose m’advint». Et pour autant que je n’aie pas trop mal travaillé, «vous y croirez vous-même».

Vevey Images déclenche néanmoins une excitation supplémentaire, paradoxale. D’un côté, ce qu’on y voit de meilleur nous renvoie à notre condition d’amateur plan-plan qui se demande «à quoi bon?»; de l’autre, la manifestation engage à écarquiller les yeux, un peu plus que d’habitude, et à garder une trace de cet état, là tout de suite, sur les quais qu’arrosent les premières averses automnales. Et vive le ciel menaçant car oui, il y a urgence à goûter l’instant, quelle que soit l’apocalypse qui nous attend!

En plus, Vevey Images est gratuit, habilement mis en scène dans les musées, en plein air ou d’improbables endroits comme une ancienne serrurerie ou un sous-sol aménagé comme un abri anti-atomique (des années 50, il serait non-réglementaire aujourd’hui…).

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Sur ce, parlons de l’édition 2024 (jusqu’au 29 septembre). De ce qui précède, le lecteur aura déjà deviné que ma nature me porte plutôt vers les séries dont l’aspect humain est documenté de manière qui parle à mon cœur. Pour ne pas charger le bateau, je recommande quatre expositions, par ordre de préférence décroissant:

1. Debsuddha (No 10 sur le plan officiel) au musée Jenish, prix du Livre Images Vevey 2023-24. Ce photographe de 35 ans basé à Kolkota (Calcutta) a deux tantes, Gayatri and Swati Goswami, qui depuis leur enfance ont subi l’ostracisme réservé aux personnes albinos. Aujourd’hui âgées, elles se sont réfugiées dans la musique et un maison vieille de presque deux siècles dont elles ne sortent guère que la nuit. Leur neveu, complice de leur solitude, restitue leur univers dans des tonalités crépusculaires, à travers des portraits magnifiques.

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2. Alessandra Sanguinetti (No 43, dépendance du Château de l’Aile, Grand-Place). Photographe reconnue (elle est chez Magnum), elle suit depuis 1999 la vie de deux cousines, Guillermina Aranciaga et Belinda Stutz, dans une ferme en Argentine, partageant leurs jeux, drôles ou morbides, leurs moments de joie et de tristesse, leurs mises en scène. Images magnifiques là aussi, parfaitement cadrées, pleines de pudeur et troublantes en même temps.

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3. Gauri Gill (No 16, quai Perdonnet). Dans le Maharashtra, la photographe a rencontré les artistes d’un village connu pour sa fabrication de masques créés pour des festivals indigènes rejouant des récits mythologiques. En 2015, elle a commandé la confection de nouvelles pièces montrant des êtres humains, animaux ou objets usuels. Gill photographie les villageois improvisant des scénarios ancrés dans la réalité contemporaine de l’Inde.

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Le profil sévère de Vincent Perdonnet et une enseigne « Guillaume Tell » au Musée historique de Vevey

4. Sasha Kurmaz (No 26, musée Jenisch), grand prix Images Vevey 2023-24. Aux antipodes des reportages élaborés décrits ci-dessus, l’artiste ukrainien tient, dans l’urgence et la précarité, une chronique de la guerre que subit son pays depuis plus de deux ans. Collage de photos d’amateurs, de dessins, bouts de papier, textes rédigés pendant les alertes, «ce projet extrêmement personnel documente l’expérience vécue par l’artiste depuis février 2022 et contribue à l’enrichissement des archives collectives sur le conflit en cours», a estimé – avec raison – le jury. Quelques phrases griffonnées, que j’ai relevées au passage: «Qui n’a pas vécu la peur au ventre ne peut savoir ce que cela représente»; «le pacifisme est la mauvaise réponse à la guerre en Ukraine»; «en Occident, le mot nationalisme est mal vu; c’est le contraire à l’Est, car il signifie la résistance à la Russie»; «dans la société ukrainienne, le mot « héros » devient de plus en plus courant. Pourtant, il faut garder à l’esprit la vérité pénible que très souvent, l’héroïsme est la conséquence des erreurs d’autres personnes».

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A voir également, au Musée historique de Vevey, le film fascinant de Kaya et Blank (No 24) suivant le lent et lourd ballet des derricks pompant le pétrole jusqu’au cœur de la ville de Los Angeles (peut-être la dame du Bout-du-Monde a-t-elle raison après tout, the end is near!). Un autre film, grinçant, mérite le détour: celui de l’ex-mannequin Marianna Rothen recréant (avec de vrais mannequins en celluloïd et une malheureuse débutante en chair et en os) l’envers de l’univers de la mode et de la publicité.

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J’ai été moins convaincu par les projets grand format largement médiatisés. Accrocher sur la façade du centre administratif Nestlé la reproduction (2’000 mètres carrés!) d’un vapeur du Léman naviguant sur un lac et sous un ciel qui se confondent dans un gris laiteux est peut-être un exploit technique, cela ne lui confère pas plus de sens, d’autant plus que la lumière, très souvent défavorable, n’arrange pas les affaires. Il en va de même pour l’image géante du glacier d’Aletsch réalisée par le célèbre Andreas Gurski (l’homme-qui-a-vendu-la-photo-la-plus-chère-du-monde), symbolisant le réchauffement climatique sur la façade BCV face à la gare. Je me souviens de l’ancien caissier-projectionniste du Bellevaux à Lausanne, écologiste avant que cela devienne à la mode, qui affichait à l’entrée du cinéma, dans les années 1980, des images «avant-après» montrant la fonte des glaciers. Près d’un demi-siècle plus tard, c’est un cliché.

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Les livres et le smartphone: des écolières passent sous la photographie géante de la George Peabody Library à Baltimore réalisée par Candida Höfer

Que dire de l’avion gonflable géant (rigolo, certes) d’Aleksandra Mir (No 35) sous les stucs del Castillo? Ou d’Olivier Frank Chanarin (église Sainte-Claire No 7) qui, d’un bon travail de portraits analogiques sur la Grande-Bretagne post-Brexit, n’a gardé que des épreuves-test, encadrées et confiées à une machine sophistiquée qui les accroche et décroche selon un algorithme aléatoire? La belle prise de tête que voilà pour en arriver à oublier les images! Peut-être était-ce le but, mais alors pourquoi les avoir faites d’abord

Inévitablement, plusieurs expositions jouent avec l’intelligence artificielle, que ce soit pour créer de fausses photos-souvenir de famille ou trafiquer des portraits. Ces démarches «interpellantes» m’ont toujours paru relever de l’escroquerie intellectuelle. Au-delà d’un haussement de sourcils entendu, d’un soupçon d’interrogation vite effacé, en quoi font-elles avancer le réflexion sur l’image et son utilisation? Baudelaire, Benjamin, Bataille, Baudrillard, Günter Anders et bien d’autres ont écrit des textes – oui, des textes – agitant plus efficacement nos neurones sur ces sujets, et cela il y a des décennies, voire bientôt deux siècles.

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Vincent Jendly détient le record de la plus grande photographie sur la façade du centre administratif Nestlé

Pour la bonne bouche, j’ai conservé ce petit morceau d’anthologie à propos de Sarah Carp (No 5): «Durant le confinement de 2020, elle photographie quotidiennement ses deux filles. Après le succès de cette série, elle décide d’en publier un livre. Mais leur père s’y oppose, invoquant la protection du droit à l’image des enfants. Carp revisite alors ses clichés en masquant les visages. Face à un nouveau refus de son ex-mari, elle fait rejouer les scènes quotidiennes à deux enfants modèles, du même âge que ses filles. La photographe intègre numériquement une trame d’impression sur les visages, troublant l’identité des sujets. A travers un jeu de distance et de regard, les points colorés apparaissent petit à petit, glissant l’individu·e dans l’anonymat. Exposée à proximité d’une place de jeux, Sans Visage soulève le débat autour de la représentation de l’enfance à l’heure des réseaux sociaux.»

Dans le genre «pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué» en emmerdant son ex…

Je vous avais prévenu: je suis un esprit simple.

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