Toutes les vies de Bernard Tapie se sont éteintes

Publié le 8 octobre 2021
L’homme politique et d’affaires est décédé à 78 ans, dimanche matin à 8h40 entouré par sa famille. Avec lui, c’est une grande partie des années Mitterrand qui s’en va. Entre palais du pouvoir et cellules de prison, il a assumé un destin hors du commun. Dans le parcours en zigzag de sa vie publique, il a suivi une ligne principale: se placer toujours sous les projecteurs. Pour le meilleur et le pire.

Ce n’est pas une vie qui s’est éteinte mais plusieurs. Il a fait tous les métiers ou presque et vécu les situations les plus paradoxales. Tantôt adulé et hissé jusqu’au siège ministériel, tantôt hué et jeté en prison. Avant que le cancer ne finisse par le terrasser.

 «Sulfureux». A son propos, les médias ont transformé cet adjectif en cliché indécollable. Mais on ne saurait réduire à ce poncif un homme aussi complexe. Car bien qu’il a cultivé son aspect «grande gueule», Tapie n’avait rien d’un personnage «tout d’une pièce». Des «pièces», il en avait d’innombrables: chanteur, financier, entrepreneur, ministre, député, patron de foot, acteur de cinéma, comédien de théâtre… Passons en revue quelques-unes de ses vies.

Le déclic militaire

Bernard Tapie n’est pas né (le 26 janvier 1943) avec une cuillère d’argent dans la bouche. C’est un gamin du populaire XXe arrondissement de Paris. Après avoir travaillé comme ajusteur-fraiseur, son père s’est mis à son compte et sa mère est aide-soignante. Dans le camp de Frileuse où il accomplit son service militaire, il côtoie des camarades qui sont issus de milieux sociaux plus élevés que le sien. Le sous-officier d’infanterie Tapie prend alors conscience qu’il exerce sur eux un certain ascendant. C’est le déclic qui, selon ses propres explications, va libérer le flot de ses ambitions. Un flot qui prend tout d’abord des directions variées. A l’époque du yéyé florissant, il américanise son nom en Tapy et sort trois disques qui ne rencontrent guère l’admiration des foules. Il s’essaye alors à la course automobile en Formule 3. Hélas, un accident le laisse dans le coma pendant plusieurs jours. 

Meurtri, il devient vendeur de téléviseurs. Dans ce rôle, Tapie peut déployer tout son bagout qui fait merveille – il vendrait du sable à un bédouin du Sahara – et décide d’ouvrir son propre magasin; les clients affluent; les affaires sont excellentes. Et Bernard Tapie revend son magasin en engrangeant son premier pactole.

Un financier pour montagnes russes

Dès les années 1970, Bernard Tapie devient un redoutable repreneur d’entreprises. Le principe est simple: il achète un «canard boiteux», le remet sur palmes et le revend très cher. Ainsi, il rachète Look 1 franc et le revend 260 millions (65 millions de francs suisses) au Suisse Ebel, en prenant sa part. Cette méthode soulève les protestations des syndicats, car l’entreprise reprise est souvent dépecée et subit d’importants licenciements. Réplique de Tapie: «Une entreprise qui ferme, c’est la totalité des salariés qui se retrouvent sans emploi. Une entreprise qui survit a peut-être licencié la moitié de ses travailleurs, mais l’autre moitié a conservé son boulot». Grâce à ce système, Tapie s’est bâti en dix ans une fortune considérable.  

En 1990, il réalise «l’affaire de sa vie» qui lui permet de grimper dans la hiérarchie des décideurs économiques, tout en cultivant sa passion pour le sport. Bernard Tapie rachète l’équipementier Adidas, alors au bord du gouffre. Après un régime d’amaigrissement sévère accompagné de la délocalisation en Asie d’une partie de sa production, Adidas renoue avec les résultats positifs dès 1993. Tapie cède alors ses parts d’Adidas car il devient ministre de la Ville du gouvernement Bérégovoy. Et c’est le début d’une suite de procédures judiciaires qui va durer vingt-trois ans entre Tapie et son banquier, le Crédit Lyonnais. Cet établissement vend Adidas pour le compte de Bernard Tapie à un prix que celui-ci accepte, soit 2 milliards et 85 millions de francs français (521 millions de francs suisses). Tapie s’étant lourdement endetté auprès du Crédit Lyonnais, celui-ci le met en faillite en mars 1994. Bernard Tapie contre-attaque en accusant son banquier et créancier d’avoir effectué un montage opaque qui lui aurait permis de prélever dans son dos une plus-value supplémentaire de 2,6 milliards de francs français (651 millions de francs suisses).

 A la suite d’une longue série de péripéties judiciaires, une procédure arbitrale est engagée entre d’une part Tapie et, d’autre part, le CDR (Consortium de réalisations, structure sous contrôle de l’Etat qui a repris les actifs pourris du Crédit Lyonnais). Les trois arbitres donnent gain de cause à Tapie et condamnent le CDR (donc l’Etat français) à verser 404 millions d’euros (462 millions de francs suisses) dont un montant inhabituel de 45 millions d’euros (51 millions de francs suisses) pour tort moral. Cet arbitrage fait l’objet de contestations et ses sentences sont annulées. Finalement, le 18 mai 2017, Bernard Tapie est condamné à rembourser les 403 millions d’euros au CDR. «Je suis ruiné de chez ruiné», s’exclame-t-il devant les micros. Auparavant, il avait pu tout de même acquérir la moitié du groupe de presse Hersant, notamment pour restructurer le grand quotidien régional La Provence

Toutefois, le 9 juillet 2019, Bernard Tapie a été acquitté du chef d’accusation de fraude par le Tribunal correctionnel de Paris. Sur le plan civil, il restait condamné à rembourser les 403 millions d’euros au CDR, une décision néanmoins dépourvue d’effet pratique jusqu’à maintenant.

Le missile de François Mitterrand

Au début des années 1980, le cœur de Tapie penche à droite et prend langue avec le parti néogaulliste RPR fondé par Jacques Chirac. Malgré le soutien de Pasqua, les instances du RPR refusent de l’investir comme candidat dans l’une des circonscriptions de Marseille. Bernard Tapie va changer de bord en faisant du charme à François Mitterrand, le premier président socialiste de la Ve République, qui apprécie son dynamisme. La mauvaise réputation de «Nanard» ne l’effarouche nullement. En 1989, le président est bluffé par son protégé lorsqu’il arrache à la droite une circonscription du sud-est de Marseille réputée imprenable pour la gauche. 

Le voilà bombardé ministre de la Ville en 1992 dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy. Quelques semaines après, il doit en démissionner à la suite d’une mise en examen qui s’est conclue par un non-lieu en décembre 1992. Il retrouve son ministère en 1993 jusqu’en mars après la victoire de la droite aux législatives.

L’affairisme de Tapie attise le ressentiment de nombreux «éléphants» socialistes dont Michel Rocard, adversaire à l’interne de François Mitterrand. Celui-ci se sert alors de Tapie comme d’un missile contre son ancien premier ministre en le poussant à se présenter sous l’étiquette des radicaux gauche aux élections européennes de 1994. Le PS, alors dirigé par Rocard, subit une défaite mémorable, la liste de Tapie lui ayant pris de nombreuses voix. Toutefois, sa carrière politique est bloquée par les dossiers judiciaires. Il restera néanmoins comme l’un des très rares politiciens à avoir triomphé de Jean-Marie Le Pen lors d’émissions télévisées.

Le football, du paradis à l’enfer

Le sport restera tout au long de sa vie, une passion dévorante. Il a tout d’abord relancé la carrière de Bernard Hinault qui avait couru sous les couleurs d’une équipe cycliste de Tapie, La Vie Claire, et remporté son cinquième Tour de France en 1985. Mais c’est avec le football et l’Olympique de Marseille que Bernard Tapie connaîtra ses plus grandes joies. Et sa plus spectaculaire dégringolade. 

Il demeure le seul président de club français à avoir décroché le prestigieux trophée de la Ligue européenne des champions, après la victoire de l’OM sur le Milan AC (1-0, but de la tête de Basile Bolli) le 26 mai 1993. Mais, envers du décor, la préparation de cette finale conduira Bernard Tapie en prison.

 Juste avant d’affronter le Milan AC, l’OM doit en découdre en championnat national avec Valenciennes. Tapie est dénoncé par l’arrière valenciennois Jacques Glassmann pour avoir demandé aux joueurs nordistes de «lever le pied» afin d’éviter de blesser des joueurs marseillais avant la finale européenne. 250 000 francs français sont trouvés enfouis dans le jardin d’un des joueurs de l’US Valenciennes-Anzin. Bernard Tapie est définitivement condamné en novembre 1995 pour «corruption», «subornation de témoin» à deux ans de prison dont huit mois ferme. Une peine jugée exceptionnellement lourde, compte tenu des faits, même par son implacable accusateur, le procureur Eric de Montgolfier. Il est, de plus, déchu de son mandat de député. Ses carrières politique et sportive sont brisées.

On peut tout ou presque reprocher à Bernard Tapie, ses magouilles, ses manipulations, ses mensonges. Mais lui au moins ne fut jamais médiocre. D’autres ont fait sans doute pire mais se sont arrangés pour éviter les foudres de la justice. Bernard Tapie, un boxeur sans gant, compté dix et qui, chaque fois se relève. Sauf aujourd’hui. Il sera inhumé à Marseille, sa ville de cœur.

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