Poutine-Biden et les prophètes de malheur

Publié le 11 juin 2021

Joe Biden et Vladimir Poutine: quels accord vont-ils conclure à Genève? – © DR

Le président américain et le président russe doivent se rencontrer à Genève le 15 et le 16 juin. Nombreux sont ceux qui prédisent un échec de ce sommet, en Occident comme en Russie. Alors que les deux camps ont intérêt à s’entendre, notamment face à la Chine.

Réussira? Réussira pas? Ils sont nombreux les prophètes de malheur qui espèrent que le sommet Poutine-Biden prévu les 15 et 16 juin à Genève échoue. La russophobie et la haine anti-Poutine a atteint de tels sommets dans les médias, les think tanks, les états-majors et les chancelleries occidentales que la plupart des commentateurs souhaitent secrètement un échec. Il en va d’ailleurs de même, en Russie, aussi bien dans les cercles russes anti-occidentaux que chez certains sympathisants libéraux qui approuvent par principe tout ce qui vient d’Occident, aussi idiot que cela puisse être. Tous perdraient en effet leur raison d’être et les revenus qui vont avec.

Et de craindre un nouveau Yalta, un nouveau Munich, une capitulation de l’Occident face à «l’autocrate» Poutine, tant les esprits restent englués dans la guerre froide, voire dans la guerre d’avant, la deuxième guerre mondiale.

Au risque de les décevoir, j’ose affirmer que le pire n’est peut-être pas certain.

Un dialogue pour l’instant inexistant

Tout d’abord, les relations entre la Russie et les Etats-Unis sont si mauvaises qu’on voit difficilement comment elles pourraient être pires. Même aux moments les plus tendus de la guerre froide, on se parlait. Le téléphone rouge fonctionnait. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, la surenchère de tweets hargneux, d’accusations mensongères sur les soi-disant ingérences russes et la propagande (affaires Skripal et Navalny, guerre de Syrie, etc.) ayant pris le pas sur le dialogue. Il reste bien sûr l’option de la guerre nucléaire. Mais on peut penser que même les antirusses les plus agressifs auront le bon sens de l’éviter.

Ensuite, Poutine a certes beaucoup de défauts mais ce n’est ni un exalté, ni un fou paranoïaque, ni un va-t-en-guerre, contrairement à ce qui s’écrit dans les médias occidentaux. Aucun de ses discours n’a jamais appelé à la haine (à l’exception d’une pique de colère contre les tueurs djihadistes qu’il fallait «buter»). Aucune des interventions militaires russes à l’étranger n’a violé le droit international, ni en Syrie ni en Centrafrique, contrairement aux invasions américaines en Serbie, en Irak ou en Libye ou des guerres menées par des proxies comme celle des Saoudiens au Yémen. Et sur le plan intérieur, les reproches qu’on peut faire au gouvernement russe sur le traitement réservé à Navalny n’atteint pas le quart du dixième des atrocités et des violations des droits de l’Homme commises par le gouvernement britannique à l’égard de Julian Assange. On peut savoir heure par heure comment Navalny a passé sa nuit. Je défie quiconque d’en dire autant sur la santé d’Assange dans sa prison «démocratique» de Belmarsh.

On peut donc penser que Poutine abordera ce sommet avec le sens tactique et pratique qui le caractérise.

Les intérêts communs

Enfin, il existe des domaines d’intérêt communs entre les deux puissances: désarmement et limitation des armements nucléaires, lutte contre le réchauffement climatique, lutte contre le terrorisme en Syrie, en Asie centrale et en Afrique, fin des mesures de rétorsion diplomatique et économique, cyberattaques et cybersécurité. Ce catalogue suffit à occuper la discussion. Pour le reste, tel que la situation dans le Donbass et les tentatives de renversement de régime téléguidées de l’extérieur comme en Biélorussie ou à l’occasion des élections russes de septembre, il s’agit évidemment de lignes rouges pour la Russie.

Quant au président Biden, puisque la Russie n’est pas seule en cause, il peut certes faire semblant de proposer une rencontre avec Poutine pour mieux la faire échouer et accuser ensuite Moscou d’en être responsable. On pourrait prêter un tel cynisme à quelqu’un qui, pas plus tard qu’il y a deux mois, traitait encore son homologue russe de «tueur». Mais on peut penser que, ce faisant, Biden a aussi donné des gages à ses soutiens les plus hostiles à la Russie et à tous ceux qui se déchainent contre elle depuis les élections ratées de 2016. Biden a passé toute sa vie à croquer du Russe. Il a défilé en Ukraine tandis que son fils Hunter était généreusement rétribué par l’entreprise Burisma. Il connait donc son adversaire mieux que personne et n’a rien à prouver, en matière d’extrémisme antirusse, ni à ses amis ni à ses adversaires. Il peut donc se permettre une avancée qui était interdite à Donald Trump, sans cesse soupçonné et accusé de faiblesse vis-à-vis de Poutine avant même qu’il ait ouvert la bouche.

Et si les Etats-Unis veulent se focaliser sur la Chine comme ils le prétendent, ils devraient se souvenir de l’opération réussie de Kissinger-Nixon en 1972, quand ils avaient réussi à enfoncer un coin entre la Chine et la Russie. Refaire l’opération à l’envers cinquante ans après ne serait pas idiot. Cela ne fera pas basculer la Russie dans le camp états-unien mais pourrait contribuer à faire baisser les tensions. En cas d’échec total du sommet et de reprise des hostilités, un rapprochement non seulement pragmatique mais militaire entre la Chine et la Russie ne leur profiterait pas. Quant à la Russie, qui n’a pas oublié la «trahison» chinoise de 1972 et la timidité de son soutien lors de la crise de 2014, elle pourrait améliorer son pouvoir de négociation face à Pékin.

Les deux camps ont donc quelque chose à gagner. Sans Yalta, sans Munich, mais dans l’esprit de Genève. Comme lors de la rencontre Reagan-Gorbatchev de 1985.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Comment jauger les risques de guerre 

A toutes les époques, les Européens ont aimé faire la fête. Des carnavals aux marchés de Noël, dont la tradition remonte au 14e siècle en Allemagne et en Autriche. Et si souvent, aux lendemains des joyeusetés, ce fut le retour des tracas et des guerres. En sera-t-il autrement une fois (...)

Jacques Pilet
Politique

Arctique et Grand Nord: la bataille mondiale a bel et bien commencé

La fonte accélérée des glaces transforme la région en nouveau centre névralgique de la puissance mondiale: routes maritimes émergentes, ressources stratégiques et militarisation croissante y attisent les rivalités entre pays. Le Grand Nord — dominé pour l’heure par Moscou — est devenu le théâtre où se redessinent les rapports de (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Les Etats-Unis giflent l’Europe et font bande à part

Sismique et déroutante, la nouvelle stratégie de sécurité américaine marque une rupture historique. Après un exercice d’introspection critique, Washington opte pour un repli stratégique assumé, redessine sa doctrine autour des priorités nationales et appelle ses partenaires — surtout européens — à une cure de réalisme. Un tournant qui laisse l’Europe (...)

Guy Mettan
Politique

A Lisbonne, une conférence citoyenne ravive l’idée de paix en Europe

Face à l’escalade des tensions autour de la guerre en Ukraine, des citoyens européens se sont réunis pour élaborer des pistes de paix hors des circuits officiels. Chercheurs, militaires, diplomates, journalistes et artistes ont débattu d’une sortie de crise, dénonçant l’univocité des récits dominants et les dérives de la guerre (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

La France est-elle entrée en révolution?

Le pays est devenu ingouvernable et la contestation populaire ne cesse d’enfler. La France fait face à une double crise de régime: celle de la Ve République et celle du système électif. Les Français, eux, réclament davantage de souveraineté. L’occasion, peut-être, de mettre fin à la monarchie présidentielle et de (...)

Barbara Stiegler
Economie

La crise de la dette publique: de la Grèce à la France, et au-delà

La trajectoire de la Grèce, longtemps considérée comme le mauvais élève de l’Union européenne, semble aujourd’hui faire écho à celle de la France. Alors qu’Athènes tente de se relever de quinze ans de crise et d’austérité, Paris s’enlise à son tour dans une dette record et un blocage politique inédit. (...)

Jonathan Steimer
PolitiqueAccès libre

L’inquiétante dérive du discours militaire en Europe

Des généraux français et allemands présentent la guerre avec la Russie comme une fatalité et appellent à «accepter de perdre nos enfants». Cette banalisation du tragique marque une rupture et révèle un glissement psychologique et politique profond. En installant l’idée du sacrifice et de la confrontation, ces discours fragilisent la (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Etats-Unis: le retour des anciennes doctrines impériales

Les déclarations tonitruantes suivies de reculades de Donald Trump ne sont pas des caprices, mais la stratégique, calculée, de la nouvelle politique étrangère américaine: pression sur les alliés, sanctions économiques, mise au pas des récalcitrants sud-américains.

Guy Mettan
Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Ukraine: un scénario à la géorgienne pour sauver ce qui reste?

L’hebdomadaire basque «Gaur8» publiait récemment une interview du sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko. Un témoignage qui rachète l’ensemble de la propagande — qui souvent trouble plus qu’elle n’éclaire — déversée dans l’espace public depuis le début du conflit ukrainien. Entre fractures politiques, influence des oligarchies et dérives nationalistes, il revient sur (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
PolitiqueAccès libre

Narcotrafic, le fléau des Amériques. Et le nôtre?

L’Amérique latine paie le prix fort du commerce mondial de la drogue, alimenté par la demande occidentale. Pendant que la répression s’enlise, les mafias prospèrent, et le déni persiste jusque dans nos rues. Mais faire face à ce fléau en bombardant des bateaux au large du Venezuela, comme l’a ordonné (...)

Jacques Pilet
Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet
Philosophie

USA–Chine: des humanismes complémentaires

Le 12 août 2025, le département d’Etat américain a publié son rapport sur les pratiques en matière de droits humains en Chine pour l’année 2024. Cinq jours plus tard, le 17 août, le Bureau d’information du Conseil d’Etat de la République populaire de Chine publiait à son tour son propre (...)

Louis Defèche