L’Ukraine et les trous de mémoire

Publié le 28 janvier 2022
La nouvelle la plus folle de la semaine: les Etats-Unis et quelques pays européens rapatrient leurs ressortissants établis en Ukraine. Comme si des Talibans allaient d’un jour à l’autre envahir Kiev. Episode ridicule de la guerre de l’info entre l’est et l’ouest, comme au temps de la guerre froide. On lit ces jours une foule d’hypothèses et d’analyses délirantes. Sur fond d’ignorance et de déni historique.

Oui, la Russie a massé des troupes à la frontière. Sur son sol et celui de son allié biélorusse. Qu’elle fasse ainsi pression pour que l’Ukraine ne devienne pas une tête de pont de l’OTAN à sa porte, c’est évident. Qu’elle envisage, comme tant le disent, l’invasion de ce pays plus grand que la France, c’est invraisemblable. Quel serait l’intérêt d’occuper un pays attaché à son indépendance? On peut faire bien des reproches à Poutine, mais pas celui de la déraison mégalomane. Cet animal à sang-froid sait qu’un tel conflit enfoncerait la Russie dans un désastre comme elle l’a connu autrefois en Afghanistan. Il a bonne mémoire. Les Occidentaux beaucoup moins. Ceux-ci veulent oublier que ces deux pays sont profondément liés par l’histoire, parfois tragique, parfois féconde. Voir leur voisinage pacifié est une aspiration profonde des deux peuples. Seuls les Allemands, semble-t-il, ont le passé en tête. D’où leur refus de rejoindre la frénésie anti-russe de leurs partenaires. Le chancelier Scholz a rappelé la responsabilité de son pays dans les tragédies du XXème siècle, et les sacrifices incommensurables de la Russie pour mettre fin au cauchemar nazi. Son propos en deux mots: restons calmes. Mettre la volonté d’apaisement sur le compte des seuls intérêts économiques, comme le font tant de perroquets médiatiques, est de courte vue, insultant même.

Rappel d’un passé plus récent. Lorsqu’éclata l’URSS, son maître d’alors, le malheureux Gorbatchev accepta le grand chambardement, le départ des pays du camp socialiste, en échange d’une promesse: les Occidentaux ne feraient pas de l’Ukraine leur avant-poste armé, membre de l’OTAN. Un accord fut trouvé entre tous les partenaires pour pacifier la région. En 1991, même la population russophone du Donbass vota, comme toute l’Ukraine, en faveur de l’indépendance. Mais ce bastion industriel connut ensuite un rapide déclin, usines fermées, niveau de vie effondré. Alors que peu à peu, l’ouest du pays, avec l’aide occidentale, se renforçait. Son économie est aujourd’hui prospère, notamment grâce à une agriculture performante et exportatrice. L’écartèlement est donc ancien entre les provinces de l’est, dites séparatistes, et le pouvoir de Kiev qui de surcroît tend à marginaliser la langue russe, là comme dans le sud où elle est majoritaire.

On en arrive à l’année-clé: 2014. Une révolte populaire renversa un président russophile, mêlant les aspirations démocratiques, les manœuvres des services occidentaux et les fièvres hyper-nationalistes, de ce vieux courant hérité du temps où il s’alliait aux nazis pour éliminer les Juifs et les minorités ethniques. La guerre du Donbass éclata, certes soutenue par les armes et les «conseillers» russes mais issue aussi d’une vraie frustration. Elle dure jusqu’à ce jour avec des hauts et des bas, un grand nombre de victimes (14’000 morts, 30’000 blessés, un million de réfugiés) et des destructions qui ont ravagé cette partie du pays. 

Puis vint «l’annexion» de la Crimée. Cette presqu’île, entre la Mer noire et la mer d’Azov, fait partie de l’histoire de la Russie. Elle a été attribuée à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954, à l’époque simple modification administrative sans conséquences. La Russie l’a récupérée en 2014 au terme d’un référendum approuvant massivement ce rattachement. Sa population s’estimait défavorisée aux plans politique, économique et culturel, par le pouvoir central de Kiev. On ne peut comparer cette «annexion» à celle, dont on parle beaucoup moins, du plateau du Golan, historiquement et juridiquement syrien, à Israël, qui a ainsi élargi son territoire par les armes. 

Le chef de la marine allemande, Kay-Achim Schönbach, un conservateur catholique bon teint, a résumé ainsi la situation: la Crimée ne reviendra jamais à l’Ukraine, la Russie n’a pas l’intention de conquérir celle-ci, Poutine cherche avant tout à obtenir le respect et la reconnaissance de sa puissance. Il a dit tout haut ce que beaucoup, en Occident, pensent tout bas. Il n’en dut pas moins démissionner. Car Américains, Britanniques et quelques pays européens de l’est ne cessent de brandir le spectre d’une invasion russe et de fournir des armements à l’Ukraine. 

Si une telle hypothèse se vérifiait, on assisterait à une curieuse situation. En franchissant ouvertement la frontière, les troupes russes se trouveraient d’abord en territoire ami! Dans la frange séparatiste de l’est du pays. Poutine aurait tout à perdre à une telle aventure: des sanctions économiques dévastatrices, l’arrêt du dialogue avec les Américains qui valorise son rôle sur la scène du monde. Autre hypothèse: en forme de provocation, la Russie pourrait reconnaître officiellement l’indépendance des «Républiques populaires» séparatistes de Louhansk et Donetsk. Peu probable. Elle préfère laisser «flotter» à sa proximité de tels espaces proches d’elle sans s’engager à les soutenir. Comme elle se comporte avec la Transnistrie, séparée de la Moldavie, ou l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie.

Quant aux Européens, ils auraient sans doute intérêt à tenter de renouer les fils, au-delà des rodomontades belliqueuses. Ils étaient parvenus à un résultat prometteur en 2015, avec les accords de Minsk où étaient représentées toutes les parties au conflit, sous l’égide l’OSCE. Les engagements ne furent pas tenus. A commencer par le gouvernement de Kiev, qui y voyait une limitation à son pouvoir. Vers une nouvelle tentative de raison? C’est difficile dans l’excitation manipulée du moment. A terme, possible. Les discussions engagées à Paris entre Russes, Ukrainiens, Français et Allemands (le format dit de «Normandie») sont de bon augure. La ligne intransigeante des Américains, Britanniques, Polonais et Baltes aura peine à tenir face à la résistance des poids lourds européens. De plus, la population de l’Ukraine, pas plus que celle de la Russie, n’est favorable à l’aggravation du conflit. Elles ont d’autres soucis. Plus terre-à-terre.

Américains et Européens, plutôt que de monter les tours du théâtre de la propagande, feraient bien de songer à des défis géostratégiques autrement plus décisifs qui se présentent à eux. La montée de la Chine, la menace sur Taiwan, la question de l’Iran, et aussi, moins évoqué, le casse-tête de toute une partie de l’Afrique noire gangrénée par le djihadisme. 

Il ne serait pas étonnant, dès lors, que le discours de néo-guerre froide s’essouffle et que Poutine, ayant joué des muscles, se recentre sur la Russie qui, malgré ses divisions et ses armes de pointe, reste affaiblie par une économie trop dépendante de son sous-sol et par une démographie en déclin. Le pari est pris. Pas aussi audacieux qu’il y paraît dans la fureur de l’actualité.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Culture

Ecrivaine, éditrice et engagée pour l’Ukraine

Marta Z. Czarska est une battante. Traductrice établie à Bienne, elle a vu fondre son activité avec l’arrivée des logiciels de traduction. Elle s’est donc mise à l’écriture, puis à l’édition à la faveur de quelques rencontres amicales. Aujourd’hui, elle s’engage de surcroît pour le déminage du pays fracassé. Fête (...)

Jacques Pilet

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan

Le cancer de l’Ukraine

La loi votée à Kiev pour supprimer les organes de lutte contre la corruption irrite la population et choque l’UE. Mais elle ravit les parlementaires qui l’ont plébiscitée et dont trois sur quatre sont millionnaires. Ce d’autant que leur mandat est échu.

Jacques Pilet

Ukraine-Iran, miroirs inversés de la grande guerre impériale occidentale

D’un côté l’Ukraine, agressée par son grand voisin russe et soutenue par les pays occidentaux. De l’autre l’Iran, brutalement bombardé par Israël et les Etats-Unis et pourtant voué aux gémonies. Sans parler de la Palestine, dont le massacre ne suscite que quelques réactions de façade. Comment expliquer une telle différence (...)

Guy Mettan

Chine-Russie: le nouvel axe du monde est là pour durer

Dans la mythologie chrétienne et nombre de religions, l’Axis Mundi est le centre sacré de l’univers, le moyeu autour duquel les différentes parties du monde s’ordonnent et trouvent leur place. Ce rôle était tenu jusqu’ici par l’Occident incarné par le binôme Europe-Etats-Unis. Il a désormais basculé vers l’Asie, autour de (...)

Guy Mettan

La russophobie, comme l’antisémitisme, remonte à plus de mille ans

La haine de la Russie ne date pas d’hier. Tout comme celle des juifs, elle possède des racines religieuses et daterait du schisme entre le catholicisme et l’orthodoxie. Toutes deux ont par ailleurs les mêmes conséquences catastrophiques pour les populations qui en sont victimes. Explications

Guy Mettan