L’Occident utilise l’Ukraine comme terrain d’essai pour de nouvelles armes

Publié le 2 décembre 2022
Des navires de guerre télécommandés, des missions de drones ou un nouveau système d'information en temps réel fournissent des données capitales aux Occidentaux en vue de prochaines guerres.

Article paru sur Infosperber.ch le 28 novembre dernier et traduit par nos soins


«Nous apprenons en Ukraine comment utiliser nos équipements de l’OTAN. C’est un champ de bataille instructif». C’est ce qu’a déclaré Dalia Grybauskaite, Présidente lituanienne jusqu’en 2019, dans une interview début novembre. Elle a ajouté: «C’est un motif de honte pour moi, car les Ukrainiens paient ces exercices de leur vie».

«L’Ukraine est le meilleur terrain d’entrainement. Nous pouvons tester différentes possibilités au combat et introduire des changements révolutionnaires dans la technologie militaire et la guerre moderne». C’est ce qu’a déclaré Mykhailo Fedorov, vice-Premier ministre ukrainien et ministre de la Transformation numérique, lors d’une conférence de l’OTAN dans l’Etat américain de Virginie.

Le système d’information en temps réel «Delta» a été décisif dans la reconquête de la ville de Kherson

Il y a un peu plus de trois mois, alors que les troupes ukrainiennes avançaient contre les forces russes dans le sud du pays, l’état-major de l’armée à Kyiv a discrètement mis à disposition une nouvelle arme sur le champ de bataille. Il s’agit d’un système d’information en temps réel appelé Delta: un réseau en ligne grâce auquel les troupes militaires, les fonctionnaires civils et même les civils autorisés peuvent suivre et partager des informations sur les forces russes.

Le New York Times rapporte que le logiciel a été développé en collaboration avec l’OTAN et n’avait pas encore été testé au combat. Delta n’a été testé jusqu’à présent que dans le cadre d’exercices de formation avec des militaires ukrainiens et des planificateurs de l’OTAN. Mais lorsque les forces armées ukrainiennes ont avancé dans la région de Kherson dans le cadre d’une contre-offensive de grande envergure, elles ont utilisé Delta ainsi que des armes puissantes fournies par l’Occident pour chasser les Russes des villes et des villages qu’ils occupaient depuis des mois. Le grand succès est venu avec le retrait des troupes russes de la ville de Kherson.

Des hauts fonctionnaires de l’OTAN et de l’Ukraine ont déclaré au New York Times que Delta était plus qu’un système d’alerte précoce. Il combine des cartes et des images en temps réel des installations ennemies et fournit des informations sur le nombre de soldats en déplacement et sur le type d’armes qu’ils transportent.

Ces informations sont combinées avec des renseignements provenant de satellites de surveillance, de drones et d’autres sources gouvernementales afin de déterminer où et comment les troupes ukrainiennes doivent attaquer.

A Kherson, Delta a aidé les troupes ukrainiennes à identifier et à attaquer rapidement les lignes de ravitaillement russes, a déclaré Inna Honchar, de l’organisation non gouvernementale Aerorozvidka, qui développe des drones et d’autres technologies pour l’armée ukrainienne. «Les ponts étaient des points clés», souligne Honchar. «Mais l’armée ukrainienne pouvait endommager [grâce à Delta] des entrepôts et des points de contrôle, de sorte que l’approvisionnement des troupes russes devenait critique».

Pendant les guerres en Irak et en Afghanistan, la coordination et la communication entre les troupes alliées avaient toujours posé problème, selon de hauts fonctionnaires à Washington. L’expérience acquise avec Delta devrait permettre d’éliminer de tels problèmes sur de futurs théâtres d’opérations.

Un exemple parmi d’autres

Delta est un exemple de la manière dont l’Ukraine est devenue un terrain d’essai pour les systèmes d’information et les armes ultramodernes ainsi que pour les nouvelles possibilités d’utilisation des armes qui, selon les politiques et les commandants militaires occidentaux, pourraient façonner la conduite de la guerre pour les générations à venir, écrit le New York Times.

La bataille pour l’Ukraine reste certes en grande partie une guerre d’usure avec des attaques d’artillerie implacables et d’autres tactiques de l’époque de la Seconde guerre mondiale. Mais on peut désormais tester des innovations même dans le cadre de cette guerre traditionnelle. Selon le New York Times, il s’agit notamment de bateaux télécommandés, d’armes anti-drones connues sous le nom de SkyWipers et d’une version actualisée d’un système de défense aérienne construit en Allemagne, que l’armée allemande elle-même n’a pas encore utilisé.

Depuis l’été dernier, l’Ukraine et ses alliés testent en mer Noire des bateaux pilotés à distance et chargés d’explosifs. Le succès s’est manifesté en octobre lors d’une attaque audacieuse mais réussie contre la flotte russe au large de Sébastopol. En réaction, la Russie a suspendu l’accord sur l’exportation de céréales depuis l’Ukraine. Le ministère de la Défense a justifié sa décision en ces termes: «Compte tenu de l’acte terroriste mené par le régime de Kyiv, avec la participation d’experts britanniques, contre des navires de la flotte de la mer Noire et également des navires civils participant à la sécurisation des corridors céréaliers, la Russie suspend sa participation à la mise en œuvre du contrat d’exportation de produits agricoles depuis les ports ukrainiens». Après la médiation de la Turquie et l’assurance donnée par l’Ukraine de ne plus attaquer la Russie via le corridor maritime, la Russie a cédé à nouveau. 

Le New York Times cite Shaurav Gairola, un analyste des armes navales au service de renseignement Janes: les attaques en mer Noire démontreraient un degré de planification sophistiqué, étant donné le succès évident des petits bateaux relativement bon marché contre les navires de guerre russes plus puissants. Gairola a qualifié cela de «tactique de guerre futuriste».

Brouilleur de drones

Tests d’armes également pour la défense contre les drones. Puisque les Russes font un usage croissant des drones, de nouvelles technologies ont été expérimentées pour contrer ces attaques. Les brouilleurs de drones SkyWipers, nouvellement développés, sont utilisés depuis la fin de l’année dernière contre les séparatistes du Donbass. Les SkyWipers, qui peuvent distraire ou brouiller les drones en bloquant leurs signaux de communication, ont été conçus en Lituanie et n’étaient sur le marché que depuis deux ans avant que l’OTAN ne les mette à la disposition de l’Ukraine. Selon le ministère lituanien de la Défense, 50 SkyWipers ont été livrés en août, après que les fonctionnaires ukrainiens ont déclaré qu’il s’agissait d’une «priorité absolue».

«Nous sommes plus que jamais convaincus que les guerres du futur seront menées par un maximum de drones et un minimum d’hommes», a déclaré Mykhailo Fedorov, vice-Premier ministre ukrainien et ministre de la Transformation numérique, lors d’une conférence de l’OTAN en Virginie.

«Les essais conduits en Ukraine aident les hauts fonctionnaires et les planificateurs de la défense aux Etats-Unis et chez leurs alliés à décider dans quels domaines les dépenses militaires doivent être investies au cours des deux prochaines décennies», conclut Lara Jakes, correspondante du New York Times.

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