L’Allemagne en ébullition… et silence radio chez nous!

D’accord, l’actualité tragique en Ukraine et au Moyen-Orient retient plus l’attention. D’accord, la France a un jeune Premier ministre. D’accord, la priorité, c’est ausculter notre propre réalité. Mais l’indifférence envers l’Allemagne est incompréhensible. Le premier partenaire économique de la Suisse. Le proche voisin.
Le blocage des autoroutes allemandes a déjà des effets dans les magasins, dans les entreprises industrielles d’ici. Le trafic ferroviaire frontalier est paralysé. D’autres professions se joignent au mouvement. Un tel élan de révolte est tout à fait inhabituel outre-Rhin. Et les manifestations de soutien se multiplient dans plusieurs pays. Très massives en France bien que la plupart des chaînes TV et des médias gardent un silence provocant sur le sujet. Le malaise paysan est large, profond. En cause, des réductions de subventions, des augmentations de prix essentiels, mais aussi le sentiment des agriculteurs que leur importance vitale pour nos pays n’est pas suffisamment reconnue. Et en arrière-fond, à plus long terme, l’inquiétude face à l’arrimage de l’Ukraine à l’Europe. Elle est une grande nation agricole aux coûts de production imbattables. Une concurrence déjà sensible. En un an les exportations de poulets vers l’UE a augmenté de 150%.
La réalité allemande d’aujourd’hui a de quoi préoccuper ses voisins et au-delà. Plusieurs tracas se surajoutent. Grave crise de confiance envers la coalition gouvernementale («Ampel»). Les trois partis au pouvoir (Socialistes, Verts et libéraux) prennent veste sur veste aux élections locales et régionales. La droite classique (CDU, CSU) n’y gagne rien. Mais l’AfD d’extrême droite en fait son beurre, du moins dans les sondages qui la placent en deuxième position derrière la droite classique. Et le nouveau parti, «Bündnis Sarah Wagenknecht». Du nom de la brillante députée au Bundestag de 54 ans, issue de l’extrême gauche, «Die Linke», grandie en RDA, mariée à l’ex-politicien gauchiste Oskar Lafontaine (79 ans). Son slogan? «Pour la raison et la justice». Sa ligne? Plus d’aides aux pauvres, soutien aux petites entreprises, frein à l’immigration, frein aux dépenses militaires, stop aux armes vers l’Ukraine et action diplomatique pour des accords de paix. Et la décrispation du débat politique, l’ouverture à toutes les opinions dans les limites de la loi. Dans l’est du pays, un quart des votes pourrait aller vers la nouvelle formation. Et 14% sur toute la République fédérale. Premier verdict aux élections européennes. Le chambardement du paysage politique est imprévisible mais à terme il est inéluctable.
Au plan économique? L’Allemagne est en récession. Près d’une PME industrielle sur cinq a déjà localisé tout ou partie de sa production aux Etats-Unis qui subventionnent leur implantation. Près d’une sur deux envisagent de le faire. Pourquoi? A cause du prix de l’énergie qui s’envole depuis le sabotage des gazoducs russo-allemands que dénonce éloquemment, encore elle, Sarah Wagenknecht qui souhaite leurs remise en service. Le gaz liquéfié importé à grands frais, notamment des USA, est ruineux pour nombre d’activités. Les géants ont aussi des soucis. Tel Volkswagen dont le PDG parlait il y a peu d’incendie existentiel. Mercedes souffre aussi. En raison des concurrences internationales nouvelles, à commencer par celle de la Chine qui prend le devant dans l’automobile électrique. Autre difficulté, le manque de main d’œuvre qualifiée dû à un système de formation professionnelle et universitaire peu adapté aux exigences actuelles. Enfin, au bas de l’échelle, la pauvreté, comme ailleurs, s’étend jusqu’aux classes moyennes inférieures. Les files s’allongent devant les distributions de vivres aux démunis. L’inflation perdure: 5,9% en 2023, après 6,9% en 2022.
La diplomatie? Elle est marquée par deux faits d’importance européenne et mondiale. Depuis au moins deux ans, on assiste à ce que l’éditorialiste des Echos appelle «le désaxe franco-allemand». La liste des divergences entre ces deux piliers de l’Europe ne cesse de s’allonger. Sur l’énergie, sur le Pacte de stabilité européen, sur la coopération militaire… Le courant ne passe plus. La solennelle visite d’Etat d’Emmanuel Macron à Berlin, pourtant annoncée, est renvoyée de mois en mois. Par ailleurs l’Allemagne s’aligne sans nuances sur la ligne des USA et d’Israël. Appui inconditionnel aux gouvernements de Kiev et de Tel Aviv. C’en est au point qu’une loi se concocte prévoyant que l’acquisition de la nationalité passerait par l’engagement personnel à reconnaître l’Etat d’Israël. Ce qui fâche les nombreuses communautés musulmanes, turques surtout. Les manifs pro-palestiniennes se multiplient.
L’éditorialiste du magazine allemand Cicero, Alexander Marguier exprime ainsi la grogne générale: «Les gens ne comprennent pas que l’on économise chez les paysans et qu’en même temps on dépense des millions pour des projets d’aide au développement… comme les pistes cyclables au Pérou.» Tensions politiques internes, guerres en Ukraine et au Moyen-orient, Marguier parle d’un dangereux mélange qui paralyse l’Allemagne. «Je ne peux me souvenir d’aucune situation où autant de crises se cumulent ainsi, ni en même temps d’un gouvernement aussi faible.»
Comment diable les Européens, Suisses compris, peuvent-ils ne pas s’alarmer devant un tel tableau du pays le plus peuplé d’Europe?
À lire aussi