L’Afrique devra-t-elle choisir entre Poutine et Prigojine?

Publié le 30 juin 2023

Rostov-sur-le-Don, le 24 juin dernier lors de la rébellion Wagner, un homme tient un drapeau à l’effigie de la milice de Prigojine devant un barrage de police. – © Fargoh via Wikimedia Commons

La «rébellion» avortée menée par Evgueni Prigojine contre son mentor Vladimir Poutine a porté un rude coup à l’image martiale de la Russie diffusée à grand renfort de propagande sur le continent africain; ainsi qu’à celle de la milice Wagner, appelée à la rescousse dans des contextes sécuritaires difficiles. Le bras de fer entre les deux hommes et l’incertitude qui règne quant à son issue contraindront-t-ils les pays qui leur ont ouvert toutes grandes leurs portes à choisir leur camp? Ou ceux-ci «revendiqueront-ils à nouveau le statut de non-aligné», comme le suggère avec humour le chroniqueur franco-burkinabé Damien Glez dans les colonnes de l’hebdomadaire «Jeune Afrique»?

Lire aussi: La Suissesse Nathalie Yamb, star des influenceurs anti-français et pro-russes en Afrique


L’embarras semble en tout cas palpable, y compris au sein des «influenceurs» financés par Prigojine et relais tonitruants de la propagande russe sur le continent. Telle la suisso-camerounaise Nathalie Yamb qui affirmait, en début de semaine sur sa page Facebook, préparer «son analyse de ce moment politique, stratégique et tactique hautement intéressant dont nous avons été témoins». Mais depuis lors, c’est le silence radio sur les divers canaux sur lesquels Nathalie Yamb réagit généralement au quart de tour pour fustiger la France et l’Occident. Les récents événements semblent, pour l’heure, la laisser sans voix.

C’est que jusqu’à ce samedi 24 juin, même si Wagner est une milice privée, les liens directs de son chef avec le Kremlin pour la défense de leurs intérêts communs, et sa dépendance à l’égard de la logistique de l’armée russe, contribuaient à confondre leur action sur le terrain, dans les pays qui ont fait appel à eux. C’est par exemple un double partenariat qui lie l’Etat malien avec l’Etat russe et le groupe Wagner, ce qui, jusqu’à présent, ne posait pas de problème majeur; mais la situation pourrait devenir ingérable, en fonction de l’évolution du rapport de force entre Poutine et Prigojine. «J’ai reçu plusieurs appels de solidarité, y compris de mes collègues africains», a tenu à faire savoir dès le 26 juin le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, histoire d’occuper le terrain côté Poutine. En insistant sur le fait que «les relations entre Moscou et ses amis ne seront pas affectées» par la «rébellion Wagner», et que les «instructeurs» russes travaillant au Mali et en République centrafricaine allaient poursuivre leur travail.

Reste qu’aujourd’hui, la confiance semble bien entamée à l’égard de la Russie et de son tout-puissant leader, dont l’invicibilité est vantée par une propagande efficace sur le continent africain. Comment expliquer en effet, se demande le journaliste guinéen Boubacar Sanso Barry sur le site d’info LeDjely.com, qu’alors que les hommes de Wagner marchaient sur Moscou, la présidence russe multipliait les communiqués annonçant que Poutine avait reçu le soutien du président turc Erdogan et du Tchétchène Ramzan Kadyrov? «Le président russe se prévalait et se vantait du soutien de dirigeants qu’on prenait pour ses vassaux. Qui l’eût cru?» Et de conclure: «Décidément, il y avait quelque chose de surfait dans l’image que l’on a toujours vendue de Poutine. Une puissance qui ne peut même pas se défendre vis-à-vis d’une milice qu’elle a enfantée et entretenue peut-elle seulement défendre un autre pays?»

Méfiance également à l’égard de Wagner, désormais accusée de n’être guère fiable, voire dangereuse, puisque prête à se rebeller contre ses mentors. «Cette rébellion manquée est un avertissement sans frais destiné à ceux des pays, institutions ou entreprises qui ont fait appel ou songeraient à faire appel à ces mercenaires», écrit ainsi le quotidien L’Observateur Paalga depuis Ouagadougou. Un avertissement adressé à demi-mot au Burkina Faso lui-même, puisque ce pays, après avoir coupé tout lien avec la France, s’est tourné vers la Russie, sans pour autant, du moins officiellement, recourir à la présence des hommes de Wagner dans sa lutte contre les djihadistes. «Que la rébellion de Wagner leur serve de leçon», renchérit le site d’information guinéen Ledjely.com, selon lequel, «en misant sur Wagner, on s’associe à un partenaire peu fiable». Les illusions «quant à la puissance sans mesure conférée aux hommes de Wagner» semblent en tout cas perdues. Comme le souligne le site d’information WakatSera à Ouagadougou, «l’avant et l’après rébellion du 24 juin constitueront désormais des époques bien différentes dans les relations entre la Russie et les pays africains qui ont accueilli Wagner à bras ouverts».

Mais les pays qui ont le plus pactisé avec Wagner ont-ils les moyens de s’en passer? En République centrafricaine par exemple, le groupe de mercenaires est non seulement un élément-clé de la survie du régime en place, assurant notamment la garde rapprochée du président Touadéra; mais a également étendu son emprise sur l’économie locale, dans le secteur du diamant, de l’or, du bois, jusqu’à la mise sur le marché d’une bière estampillée Wagner, après avoir mené une campagne de dénigrement de la concurrence du groupe Castel! C’est aussi depuis la Centrafrique que sont menées des campagnes de propagande anti-française et anti-occidentale qui arrosent toute l’Afrique francophone. Au Mali également, les hommes de Prigojine se sont immiscés jusque dans les hautes sphères du pouvoir et jouent un rôle important dans la sécurité de la junte militaire. 

C’est dire si depuis Bangui ou Bamako, le bras de fer entre Prigojine et Poutine est suivi de près. Prigojine continuera-t-il de diriger Wagner depuis son exil biélorusse? Ses relais sur place devront-ils désormais rendre des comptes directement à Moscou? La rébellion de Prigojine n’est d’ailleurs pas étrangère à la volonté du Kremlin de faire signer aux mercenaires un contrat avec le ministère de la Défense russe. A Bangui, officiellement, on se montre confiant. «La République centrafricaine a signé un accord de défense avec la Fédération de Russie, et non avec Wagner, a ainsi déclaré Fidèle Gouandjika, haut-responsable de la présidence. Si la Russie n’est plus d’accord avec Wagner, alors elle nous enverra un nouveau contingent». L’avenir dira si les choses peuvent se régler aussi simplement.

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