En route vers la troisième guerre mondiale

Publié le 14 octobre 2022
Cette fois, l’ours russe est fâché. Et quand l’ours russe est fâché, il frappe tous azimuts, sans relâche et sans retenue. Seule manière d’apaiser sa colère: se coucher face contre terre, mettre les mains sur la nuque et espérer que ça passe rapidement.

Le régime ukrainien, enhardi par ses récentes victoires et les encouragements armés de l’Occident, est en train d’apprendre à ses dépens cette élémentaire vérité. La Russie est désormais en guerre et elle ira jusqu’au bout quel qu’en soit le prix. Et comme l’Occident sous influence américaine n’entend pas renoncer à «affaiblir» l’ennemi russe jusqu’à son implosion finale, les dés paraissent jetés. La montée aux extrêmes est devenue inarrêtable, si bien qu’on peut désormais voir cette guerre d’Ukraine comme un prélude régional à un embrasement plus général, comme une étape vers une troisième guerre mondiale dont l’Europe sera une fois de plus le théâtre et la victime.

Quelques faits d’abord.

Il est très difficile de chiffrer l’aide militaire à l’Ukraine, certaines livraisons n’étant pas communiquées ou se faisant de gré à gré sans passer par des votes parlementaires publics. Il est aussi difficile de distinguer le militaire de «l’humanitaire» ou du soutien financier aux dépenses courantes de l’Etat ukrainien. Mais selon diverses sources, en huit mois de guerre, les Etats-Unis ont voté 54 milliards de dollars d’aides diverses à l’Ukraine dont la moitié pour des armements. Fin août, 14 milliards d’armements directs étaient attestés. A cela il faut ajouter 30 milliards d’euros alloués par les pays européens, dont au moins 10 en livraisons d’armes. Soit plus trois milliards par mois et près de cinq fois le budget militaire annuel ukrainien en quelques mois! Nul doute que la riposte russe au sabotage de Nordstream et à l’attentat contre le pont de Crimée va encore accentuer la cadence des fournitures militaires à Kiev. (Voir Connor Echols, By the numbers: Keeping track of the single largest arms transfer in US history, September 18, 202, www.responsiblestatecraft.org et Waffen, Kredite, Hilfsgüter: Welche Länder unterstützen die Ukraine am meisten? Tagesspiegel, 31. August, 2022.)

Les aides en nature (fournitures de renseignements, surveillance radar et satellite, entrainement de troupes, envois de mercenaires privés et de conseillers militaires) ne sont pas compris dans ce décompte. Ces chiffres astronomiques cachent une autre réalité: la qualité et la létalité des armes livrées ne cessent de monter en gamme. On peut donc vraiment parler de co-belligérance et d’engagement direct de l’OTAN dans une guerre qui ne veut pas dire pas son nom, ni en Russie où on continue à parler «d’opération militaire spéciale», ni en Occident, où l’on persiste à prétendre que l’on n’est pas en guerre pour ne pas avoir à consulter les parlements et à dire la vérité aux peuples.

Le réarmement massif de l’Allemagne, avec la décision du chancelier Scholz d’allouer 100 milliards d’euros à cette tâche dans les années à venir, ainsi que le basculement des armées suédoises et finlandaises, neutres jusqu’ici, dans le giron de l’OTAN, sont autant de signes de cette nouvelle marche vers la guerre généralisée.

Autre fait majeur, le sabotage de trois des quatre tubes des gazoducs Nordstream I et II. Cette opération visait à la fois un but tactique à court terme – détruire l’approvisionnement de l’Allemagne en gaz bon marché pour l’arrimer au gaz américain mais aussi couper court aux protestations grandissantes des opinions publiques européennes et des industriels allemands qui commençaient à réclamer des négociations avec la Russie (la mise hors d’usage des tubes rend caduque toute velléité de paix et de rétablissement des circuits économiques) – et un but militaire stratégique: désintriquer l’économie allemande et européenne de ses liens avec la Russie de façon à constituer deux blocs économiques complètement indépendants et prêts à se livrer une bataille sans merci. Dans la perspective d’une guerre à outrance, il est en effet vital de couper les ponts. 

L’ancien rédacteur en chef du quotidien financier Handelsblatt, Gabor Steingart, en a parlé sans détour dans l’un de ses Pioneer Briefings«La conduite d’une troisième guerre mondiale n’est pas seulement une question militaire. C’est d’abord et avant tout une question économique. Car sans désenchevêtrement économique le long des blocs de puissance et des blocs militaires, une guerre efficace et soutenable sur une longue période est impossible, comme on l’a vu avec la dépendance de l’Allemagne au gaz naturel russe. Celui qui veut rendre la guerre mondiale gérable doit d’abord dégrouper le commerce mondial. L’indépendance économique est plus importante que des milliards supplémentaires pour la Bundeswehr. Vus sous l’angle économique, les préparatifs pour rendre une troisième guerre mondiale gérable battent leur plein». (3. Weltkrieg: So soll er führbar gemacht werden, Dienstag, 3. Mai 2022). Il n’y a pas un mot à rajouter.

C’est aussi dans cette perspective qu’il faut comprendre le déluge des sanctions économiques qui se sont abattues sur la Russie depuis février. Considérées objectivement, elles n’ont qu’un effet très limité sur l’économie russe, avec une récession attendue de -4,5% au lieu des -12 % espérés par l’OTAN, à peine équivalente à celle que la France a connue en 2020 avec le Covid. Elles ont même eu un effet inverse dans la mesure où les revenus des exportations de pétrole et de gaz devraient rapporter 338 milliards de dollars à la Russie cette année, en hausse de près 100 milliards par rapport à 2021! (Cf. Patrick Cockburn, How the West’s Sanctions on Russia Boomeranged. The sanctions have completely failed, Counterpunch, October 10, 2022). 

C’est pourquoi on ne discute jamais de leur efficacité dans nos médias, qui répètent en boucle le mantra d’Ursula von der Leyen, selon lequel il suffirait d’attendre. Le but est de contraindre les entreprises occidentales à cesser toute interaction avec la Russie de façon à pouvoir les mobiliser entièrement en cas de guerre générale.  

Quant à l’attentat contre le pont de Crimée, qui fait suite à une longue série de sabotages, de bombardements et d’exécutions de cadres pro-russes dans les républiques du Donbass, sur le territoire russe ou contre la centrale nucléaire de Zaparoje, il visait à couper les approvisionnements des armées russes de Crimée et de Kherson dans la perspective d’une offensive générale ukrainienne vers le sud. Cette tactique avait déjà été utilisée en août contre les ponts sur Dniepr avant l’offensive de septembre contre Kherson. 

En effet, après avoir obtenu des gains au nord, à Kharkov, et au sud-ouest, à Kherson, la stratégie de Kiev vise logiquement à couper le front russe en deux par une attaque massive sur Melitopol et Marioupol, ce qui conduirait l’armée russe à une déroute complète. Mais le demi-échec de l’attentat, suivi d’une riposte massive des Russes depuis lundi ainsi que l’engagement graduel de troupes russes fraîches et la mise hors combat des capacités d’écoute et de transmission de l’armée ukrainienne rendent cette offensive moins probable. Pas sûr que l’armée russe se laisse à nouveau surprendre.

A ce propos, il est aujourd’hui évident que Poutine a commis la même erreur que Staline lorsque ce dernier a attaqué la Finlande en 1939. La Finlande de l’époque était proche de l’Allemagne nazie et était armée par elle. Les canons et la marine allemande menaçaient directement Saint-Pétersbourg, tout comme la présence de l’OTAN dans l’Ukraine d’aujourd’hui aux yeux de la Russie. Pour Staline, il s’agissait d’une guerre préventive avant la grande guerre à venir contre les Allemands. Pour amadouer les sceptiques, il avait alors engagé des troupes insuffisantes, auxquelles les Finlandais se sont opposés avec succès. Réalisant son erreur, il a fini par envoyer de nouvelles forces, et il a gagné. Poutine a lui aussi engagé une force trop petite, et l’opération de police s’est trouvée confrontée à une résistance inattendue et à des revers qui l’obligent aujourd’hui à décréter une mobilisation partielle et à monter en puissance afin d’obliger l’Ukraine à capituler.

L’avenir dira si ce schéma est correct. Mais s’il est pertinent, il y a tout lieu d’en redouter les conséquences. En effet, en 1940, Hitler avait suivi de près le déroulement de la guerre russo-finlandaise et en avait conclu que si même une Finlande faible et peu peuplée pouvait humilier l’Union soviétique, la puissante Allemagne allait pouvoir la vaincre sans coup férir. On a vu ce qu’il lui en a coûté. Or il semble qu’aujourd’hui l’adversaire stratégique de la Russie – l’Occident collectif sous drapeau américain – soit en train de commettre la même erreur que Hitler. Son bellicisme et sa propagande exacerbée, qui présentent la victoire finale contre la Russie comme un devoir moral et un fait acquis, lui font penser que Moscou peut être vaincu. Avec ou sans armes nucléaires tactiques, peu importe. Ce climat de triomphalisme rend nouvelle guerre générale très probable. 

Tel est le principal enjeu du moment. Que les Ukrainiens conquièrent plus ou moins de villages, coulent des navires emblématiques comme le Moskva ou bombardent des infrastructures russes symboliques comme Nordstream ou le pont de Crimée est d’une importance somme toute relative. Ce qui compte, c’est la conclusion qu’en tirent leurs sponsors occidentaux. S’ils persistent à croire qu’ils peuvent battre la Russie et l’affaiblir à mort, alors cette idée erronée va déclencher une nouvelle guerre mondiale. Et Liz Truss, qui s’est dit prête à appuyer sur le bouton rouge, pourra passer à l’acte. Tout comme Vladimir Poutine s’il se sent réduit à cette extrémité. 

Dans son discours du 30 septembre, qui a à peine mentionné l’Ukraine, ce dernier a montré qu’il avait compris le message qu’on lui avait envoyé en surarmant l’Ukraine, en sabotant les infrastructures russes et en multipliant les sanctions et que, à ses yeux, le conflit avait basculé dans une autre dimension, à savoir une guerre de civilisation sans merci contre l’Occident collectif. Survivra qui pourra.

Le temps est compté pour faire dérailler cet engrenage fatal. Plus que jamais, il s’agit de retrouver l’usage de ce mot oublié depuis le 24 février dernier: paix.

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