Déclarer sa flamme à l’Europe à l’heure de la crise

Publié le 27 mai 2020

Marche pour l’Europe à Rome, dans le cadre du 60e anniversaire des Traités de Rome. – © FB Commissione europea – Rappresentanza in Italia

L’impopularité de l’Europe, du moins de son Union, ne date pas d’aujourd’hui. Il n’a pas fallu attendre que la crise du coronavirus mette en évidence le manque de solidarité entre les nations du continent. Et pourtant, même si cette crise n’est pas une guerre, même si cette crise est bien relative par rapport à d’autres drames qui sévissent actuellement dans le monde, dans les foyers, dans les cœurs, elle met l’Europe en grande difficulté. Le malaise est la clef de la croissance. Et le malaise européen dure depuis longtemps. Il est temps qu’en soit tirée la croissance.

La croissance d’une idée européenne qui se redécouvre. Qui régénère sa force. Son esprit. Sa vitalité. Son absolue nécessité. A l’Est comme à l’Ouest, des empires s’élèvent: les nations du Vieux Continent, seules, ne peuvent rien contre ces nouveaux géants. Mais l’union fait la force, et l’Union sera forte. L’Union européenne a d’autant plus de sens, qu’au-delà des intérêts politiques et économiques, sa culture est une et indivisible dans sa riche diversité. L’Europe est gréco-latine, elle judéo-chrétienne. Elle est sociale. Elle est démocrate.

Comme s’il avait senti venir l’occasion de rebâtir l’Europe à l’heure de la crise, l’écrivain Laurent Gaudé (prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta en 2004) a publié l’an dernier un recueil de seize longs poèmes en vers libres qui racontent l’histoire de l’Europe, dans sa grandeur et dans sa décadence, qui chantent ses valeurs, clament ses fiertés, appellent au retour de son ardeur. Nous, l’Europe. Banquet des peuples se décline dans un style tout en lyrisme, qui n’oublie pas d’imposer la sobriété là où elle est nécessaire. Ce recueil n’est pas l’élucubration grotesque et pompeuse d’un écrivain idéologue. Nous, l’Europe est un ouvrage élégant, intelligent et clair pour redonner aux peuples d’Europe et à ses citoyens l’appétit de la grandeur, de la justice, de la liberté, du rêve et de l’aventure.

L’Europe sociale

Il y a les châteaux, il y a les églises, mais il y a aussi les usines. Il y a les métropoles, il y a les villes-monde, chères à Fernand Braudel qui a inventé cette expression, mais il y a aussi les petites villes de province. Il y a les universités, il y a les instituts bon chic bon genre qui accueillent les élites du monde entier, mais il y a aussi les écoles primaires des villages et des banlieues, celles-là même qui donnent aux petites gens le fondement d’une instruction. Si Europe il doit y avoir, elle doit être sociale.

Ses intérêts doivent être aussi tournés vers les ouvriers, les artisans et les paysans. Ne laissons pas au communisme et à d’autres démagogies du genre le monopole des cœurs. Ne laissons pas au nationalisme et à d’autres simplismes du genre le monopole des peuples. L’Europe est capitaliste et libérale; qu’elle le reste si sa prospérité en dépend. Mais que cette prospérité profite à tous, dans le respect d’une concurrence loyale, dans la valorisation des activités les plus humbles. Un travailleur qui y gagne grâce à l’Europe est un travailleur qui brandit fièrement les étoiles du drapeau bleu.

L’Europe passionnelle

La passion européenne a mené au développement des arts, aux prouesses technologiques, à la conquête du monde, à l’expansion de sa civilisation. Comme elle a mené aussi aux guerres, et à la barbarie la plus profonde sous le Troisième Reich. Quoiqu’on en dise, la guerre a aussi façonné l’Europe, bien qu’elle l’ait davantage détruite. La guerre a façonné les veuves et les orphelins. Et la guerre, à travers ses larmes, a coulé les prémices de l’Union européenne.

Le 9 mai 1950, à la sortie de la dernière – et espérons l’ultime – grande guerre générale en Europe, Robert Schuman prononce sa fameuse déclaration. Le ministre des Affaires étrangères français y parle de «base commune de développement économique» pour l’Europe, mais surtout de paix. Pas de marché sans la paix. Pas de renaissance sans fécondité commune. La passion des dirigeants européens passe dès lors des passions guerrières aux passions pacificatrices. Que les soldats du contient ne meurent plus sous les coups de leurs frères.

Et puisque la naïveté et la mièvrerie ne provoquent que moquerie, à raison, l’Europe ne doit pas bannir le mot «guerre» de son vocabulaire; elle doit en revanche exclure à tout prix celui de «guerre fratricide». Un Allemand qui tue un Français, un Italien qui envahit le territoire d’un Grec, un Yougoslave qui tue un autre Yougoslave c’est une guerre fratricide. Il n’en reste pas moins que si les pays du continent devaient être un jour confronté aux pulsions conquérantes de géants, voisins ou pas, il leur faudra, à regret, prendre les armes, mais ensemble cette fois.

L’Europe identitaire

Aïe! L’adjectif grince. Il est peut-être même maladroit. Mais «identitaire» doit être vu pour l’Europe comme un fondement. L’Europe se fonde et se refonde sur son identité. Pour qu’elle le fasse, il faut qu’elle la redécouvre. Si l’identité européenne ce n’est qu’un marché commun, ce n’est qu’Erasmus, ce n’est que Bruxelles, ce n’est que Strasbourg, difficile d’atteindre le for intérieur de son peuple. L’identité européenne c’est en fait des identités, des cultures, des littératures, des langues et des institutions. L’Europe identitaire est plurielle.

Elle est tout aussi méditerranéenne que montagnarde, tout aussi laïque que chrétienne, tout aussi agricole que citadine, tout aussi Dante que Cervantès, tout aussi Victor Hugo que Goethe, tout aussi Bosch que Giotto, tout aussi polka que fado, tout aussi corrida qu’Oktoberfest. Je sais, je m’égare dans les banalités, et pourtant, tous ces arts, toutes ces géographies, toutes ces idées, toutes ces personnalités, toutes ces fêtes sont autant d’éléments de l’identité européenne. Une identité qui doit vivre dans sa pluralité, se renouveler et se développer, au risque sinon de ne devenir qu’un folklore sous les appareils photo de touristes chinois. Que la littérature européenne continue de rayonner partout, que son cinéma lance à nouveau des mouvements aussi marquants pour le monde que le néoréalisme italien ou la Nouvelle Vague française.

Pour que la culture européenne soit foisonnante, il faut que la politique suive. Elle doit aussi connaître à son tour un renouveau indépendant, crédible et responsable. Mussolini et Ceausescu, c’est fini. Le social-démocratie boite mais ne rend pas encore l’âme, la démocratie chrétienne résiste tant bien que mal sous de nouveaux visages. Dans son renouvellement, la politique en Europe voit son avenir dans le compromis; mais le vrai compromis, pas celui qui ne met d’accord que ceux qui sont déjà d’accord, en excluant les autres. L’équilibre de l’échiquier, la représentation des citoyens dans leur diversité, le progrès et bien entendu la démocratie demandent à ce que l’opposition demeure, mais dans l’entente et dans les concessions respectives de chacun.

L’Europe humaniste

L’Europe, enfin, est humaniste. Elle n’est pas qu’humaniste, son identité étant plurielle, mais elle doit se donner le devoir de toujours l’être. Humanisme n’est pas que philanthropie doucereuse ou mouvement intellectuel de la fin du Moyen Age, mais un état d’esprit, né des grandes heures de l’histoire européenne, qui place l’humain au centre. On a l’impression d’être face à un slogan politique, mais qui dit humain au centre, dit respect absolu de la vie des hommes, et donc de leur dignité. L’humanisme, c’est la civilisation qui se construit à l’aune de la dignité humaine. Valorisant son art, sa culture et la travail de sa terre, parce qu’ils sont le fruit de l’homme, le fruit de sa noblesse.

Et gare à l’élitisme, parce qu’une Europe humaniste, c’est une Europe des identités plurielles, c’est une Europe du prestige, une Europe populaire. La liberté à laquelle engage l’humanisme, est une liberté du savoir-vivre, et même du savoir-bien-vivre. La liberté de faire de la fête, de s’amuser et d’osciller entre le tragique qu’imposent les aléas de l’existence et le légèreté de vie que nous choisissons. Le savoir-bien-vivre à l’européenne, c’est ouvrir une bonne bouteille de rouge pour la boire entre amis, c’est fumer des clopes si on veut, c’est rouler en grosses bagnoles, comme c’est aussi se soucier de l’écologie. La vie européenne, c’est l’enracinement dans nos territoires, c’est les joies du voyage. La tranquillité d’une vie familiale et l’aventure d’un célibataire en folie. De l’ouvrier au notable, de l’enfant au vieillard, chacun doit trouver sa juste place dans l’Europe humaniste. Une place digne. Une place fière. D’où l’on entonne un Hymne à la joie.

«C’est cela que nous voulons: que l’ardeur revienne. Que l’Europe s’anime, change, et soit, à nouveau, pour le monde entier, le visage lumineux, de l’audace, de l’esprit, et de la liberté».


Laurent Gaudé, Nous l’Europe. Banquet des peuples. Editions Actes Sud, 183 pages (2019).

 

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