Josette Bauer et Truman Capote ou le drame de vivre à la mauvaise époque

Publié le 19 mars 2020

L’auteur Pierre Béguin dans un café à Vevey avec son livre à la main, «La scandaleuse Madame B.» – © Sabine Dormond

Dans un roman à l’architecture baroque qui vient de paraître aux éditions Albin Michel sous le titre «La scandaleuse Madame B.», Pierre Béguin retrace la vie de Josette Bauer, condamnée en Suisse pour complicité de parricide dans les années cinquante, évadée du centre pénitentiaire de Berne après avoir purgé les deux tiers de sa peine, arrêtée plus tard aux États-Unis dans le cadre d’une saisie d’héroïne d’une ampleur sans précédent, témoin clé dans le démantèlement d’un réseau de trafiquants et finalement à l’origine d’une longue crise diplomatique entre la Suisse et les États-Unis.

A travers une intéressante mise en abyme, Pierre Béguin restitue également la correspondance de Truman Capote qui s’est passionné pour cette affaire et a décidé d’y consacrer un roman vérité sans la moindre concession à la fiction. L’écrivain américain se voulait à l’origine d’une forme littéraire inédite conciliant la rigueur journalistique avec l’esthétique et les techniques narratives du roman. Pour une héroïne hors norme qui ne saurait s’accommoder d’un type de narration conventionnel.

BPLT: Entre la frivolité de Josette Bauer, la façon dont elle a dilapidé tout l’argent de son mari et sa complicité dans le meurtre de son père, qu’est-ce qui a le plus scandalisé la société genevoise de l’époque?

Pierre Béguin: A mon avis, ce sont les nombreux amants avec lesquels elle s’est affichée et le fait qu’elle a traité son mari comme on espère qu’aucune femme ne le fera. De même que tous les signes d’émancipation comme son brevet de pilote.

Par ce roman, avez-vous voulu réhabiliter Josette Bauer dans l’opinion publique?

Je ne suis pas parti avec cette intention. Mais en cherchant de la documentation, il m’est apparu que, juridiquement, il n’y avait pas grand-chose pour légitimer sa culpabilité. On l’a jugée davantage pour des raisons morales que pénales.

En cavale, Josette Bauer sollicite l’aide d’un certain Jean-Robert Mori, maillon du grand banditisme. Avec lui, elle va se trouver impliquée, à son insu, dans le trafic de drogues international. Comment le cas Bauer bascule-t-il ensuite d’un simple fait divers à une affaire d’État?

Dès le moment où elle est arrêtée aux États-Unis et que la Suisse demande l’extradition en vertu d’un traité bilatéral datant de 1900. Les États-Unis utilisent le programme de protection de témoins pour lui soutirer beaucoup d’informations qui permettront de démanteler une importante filière de la drogue. Sur le plan politique, ils sont tenus d’extrader ce témoin, mais sur le plan juridique, ils ont promis de ne pas le faire. Ils vont donc plus ou moins arranger et faciliter l’évasion de Josette Bauer.

La justice américaine a donc réellement le pouvoir de s’opposer aux intérêts de son gouvernement?

Oui, c’est très surprenant, en l’occurrence c’est même un juge du tribunal de Miami qui tient tête au gouvernement pendant des années. On voit qu’il y a à l’époque une véritable démocratie.

En quoi ce jugement fait-il jurisprudence au point qu’il sera étudié dans les universités américaines?

A partir de ce moment, il va falloir se pencher sur cette incompatibilité fondamentale entre le programme de protection de témoin et les traités d’extradition.

Comment l’ambassadeur suisse a-t-il fini par faire plier le gouvernement américain après plus de douze ans de ballet diplomatique?

Deux concours de circonstances simultanés jouent en défaveur de Josette Bauer: la mort du juge Mehrtens qui avait toujours veillé au respect de la promesse de non-extradition et la prise d’otages à l’ambassade américaine d’Iran en 1979. C’est la première fois qu’une Nation inflige un tel outrage aux États-Unis. Comme la Suisse sert d’intermédiaire dans les négociations, ils ont tout intérêt à ménager sa susceptibilité. Si le président Carter ne résout pas le problème avant les élections, il est politiquement mort. C’est ce qui se produira, Reagan ayant passé des arrangements avec le clan Khomeini pour retarder la libération des otages.

Truman Capote se considère comme précurseur d’un genre littéraire nouveau, le roman-vérité qui consiste à ne jamais céder la moindre parcelle de vérité à la fiction. Avez-vous repris cet idéal à votre compte?

Oui, d’une certaine manière. Tout ce qui concerne Josette Bauer est rigoureusement vrai, je n’ai même pas changé les noms.

Avez-vous eu des entretiens avec Josette Bauer après la scène très brève décrite au début de votre livre?

Ce livre joue beaucoup sur le vrai et le vraisemblable. La scène initiale a bien eu lieu, mais je n’y ai pas assisté. Ça me semblait une meilleure accroche de partir ainsi. On est quand même quarante ans après le procès et Josette Bauer suscite toujours une haine très forte chez certaines personnes. Un homme qui aurait eu autant de maîtresses dans les années cinquante aurait essuyé de vives critiques, mais pas provoqué autant de haine.

Josette Bauer, lors de son procès en 1961 devant les Assises à Genève. © ASL

La correspondance de Truman Capote est donc authentique?

Non, elle est fictive, mais les événements sont vrais et les destinataires font réellement partie de la correspondance de l’écrivain. J’ai parfois poussé la malice jusqu’à glisser une phrase vraie qui me donnait le ton comme un diapason. Dans le pastiche, on peut vite tomber dans l’exagération, je me suis donc imprégné de la musique du style de Truman Capote pour éviter ce piège. J’ai parsemé cette correspondance de signes de réalité, par exemple en indiquant de temps en temps qu’un mot est illisible. Ça a bien marché, les premières à s’être fait prendre, ce sont les éditions Albin Michel.

Pourquoi Truman Capote considère-t-il le roman investi désormais de la mission de se substituer au journalisme?

Au début des années 60, une certaine presse française à sensation détrône la presse d’investigation. Il s’agit désormais de vendre autant que de rapporter la vérité. Cette dérive scandalise la Suisse et probablement aussi les États-Unis. De plus en plus de journalistes se mettent à écrire des livres sur leurs enquêtes, mais Truman Capote ne leur reconnaît aucune valeur sur le plan formel.

En quoi votre roman est-il, comme celui que Truman Capote tente d’écrire, en rupture avec l’esthétique de la littérature classique?

Il est arrangé comme une colonne vertébrale, avec un chapitre qui avance et un autre qui creuse. C’est un livre en trois dimensions qui amasse de plus en plus de matière. Je ne l’ai pas rédigé dans l’ordre présenté, parce qu’il fallait pouvoir reproduire des styles très différents. J’ai commencé par la correspondance de Truman Capote. Puis j’ai procédé au montage.

Dans la correspondance que vous lui prêtez, Truman Capote ne porte-t-il pas à l’encontre des Rolling Stones le même genre de jugement moral que la société genevoise à l’encontre de Josette Bauer?

D’une certaine manière oui, c’est que j’ai voulu montrer. Au moment où je le mets en scène, Truman Capote est au sommet de la reconnaissance, au début de son déclin. Il commence à entrer dans une période décalée qui n’est plus la sienne, qui se réfère à d’autres idoles. Entre les Stones et Frank Sinatra, c’est deux manières d’envisager le monde. Summer of love, l’été 67 a marqué un tournant radical. Truman Capote ne se rend pas compte qu’il est devenu un has been. Les Stones le perçoivent comme la petite pédale maniérée. D’écrivain un peu mondain, il devient un mondain un peu écrivain. La jet set lui a mangé de son génie. Pour écrire, il faut être seul, affronter ses démons.


Pierre Béguin, La scandaleuse Madame B., Albin Michel, janvier 2020. 

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