Quand Etienne Barilier débrouille les «Brouillons» de Lichtenberg

Publié le 25 juillet 2025
Formidable objet éditorial résultant de l’accointance éclairée des éditions Noir sur Blanc et du romancier-essaysite-traducteur-préfacier et (prodigieux) annotateur, la première intégrale en langue française des cahiers scribouillés du génial polygraphe scientifico-poétique, folle figure de sage des Lumières, apparaît, bien au-delà de ses recueils d’aphorismes, comme un «océan de pensée» fascinant par ses reflets de surface autant que par ses gouffres. Et maintenant plongez, nagez, noyez-vous, saoulez-vous le pied-léger!

Au premier abord on est pantois: on est illico baba devant le seul Objet; merveille que ce coffret de deux pavés de près de 2000 pages chacun, sous son emboîtement de carton souple au splendide graphisme reproduisant sur sa couverture, en silhouette noire sur fond gris souris, le profil gauche de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) avec les trois syllabes superposées: Licht En Berg, suggérant quasi à la lettre la Lumière sur le Mont. On ne saurait mieux annoncer l’Homme des Lumières bel et bien incarné par celui qui, non seulement, a introduit le paratonnerre en Allemagne mais en a fait une espèce de segment de haïku: «Potence avec paratonnerre», qui vaut un autre objet pratique de son invention, à savoir son fameux «couteau sans lame auquel manque le manche»…
André Breton, avant mai 68, avait consacré un chapitre entier de son Anthologie de l’humour noir (initialement publiée en 1940, sa version définitive datant de 1966, année de la mort du pape du surréalisme) à Lichtenberg, introduisant avec précision sympathique et pertinence le personnage en ses œuvres de prof de philo matheux physicien et satiriste fameux (admiré par Goethe et Kant avant Nietzsche et Kraus, notamment) et soulignant les paradoxes fondamentaux de sa nature contradictoire, illustrés ensuite par une trentaine d’aphorismes plus ou moins passés à la postérité, comme «Il s’émerveillait de voir que les chats avaient la peau percée de deux trous, précisément à la place des yeux», ou «Cet homme avait tant d’intelligence qu’il n'était presque plus bon à rien dans le monde», ou encore «Ce n’est pas la force de son esprit mais celle du vent qui a porté cet homme où il est», entre autres milliers de sentences fragmentaires réunies en recueils sous l’appellation à la fois appropriée et restrictive d’Aphoris...

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