Guerre et paix: deux voix sages pour nous éclairer

Publié le 28 février 2025
Au-delà des spectaculaires péripéties du moment, deux discours surgissent à point nommé. Celui d’Aldous Huxley (1894-1963), l’auteur britannique du fameux «Meilleur des Mondes», dont la première traduction française de «Une encyclopédie du pacifisme» vient d’être publiée. L’autre, très actuel, est celui de Jeffrey Sachs, professeur à l’université de Columbia, économiste américain de renom, analyste de la géopolitique. Il a tenu récemment une conférence ébouriffante devant le Parlement européen. L’Europe en a pris pour son grade… dans la bouche d’un pourfendeur de l’impérialisme des Etats-Unis.

Le petit livre de Huxley, Une encyclopédie du pacifisme, publié en 1937, se réfère parfois à l’entre-deux-guerres mais résonne puissamment avec l’époque actuelle. Ce pacifiste convaincu démonte les ficelles des discours bellicistes. Comment les manipulateurs agitent les opinions publiques dans leurs intérêts économiques (les lobbies de l’armement) et/ou politiciens (pour renforcer leur pouvoir). Dénonciation, aussi, des pièges du nationalisme brandi tel un fétiche. Et même du patriotisme: «On constate que l’amour idolâtre d’un pays s’accompagne toujours d’une aversion et d’un mépris pour les autres pays.» Il existe certes une forme de patriotisme qui n’est pas seulement naturelle mais aussi juste. «L’arbre se reconnaît à ses fruits, et un patriotisme dont les fruits sont la vantardise et le mensonge, l’escroquerie et le vol, la menace, l’intimidation et, finalement, le meurtre de masse, ne peut pas être bon.» Huxley relève ainsi que lorsqu’une nation s’engage dans une guerre, elle dit le faire dans l’intérêt et pour la protection de ses habitants, alors que ce sont à chaque fois ceux-ci qui en paient le prix de sang et d’appauvrissement. Deux autres mots lui restent en travers de la gorge: le prestige («le nom donné diplomatiquement à la vanité») et l’honneur national, dont les classes dirigeantes sont «beaucoup plus préoccupées que les masses».

Un livre éclairant à lire dans la tourmente

Le passage sur la propagande tombe bien aujourd’hui: «Quand une guerre éclate, il est aussi nécessaire d’enflammer l’opinion publique jusqu’à l’indignation et la haine de l’ennemi que d’approvisionner les forces armées en munitions. Les arguments contre l’ennemi doivent être présentés avec un parti pris total et une dose d’exagération appropriée. Tout argument favorable à l’ennemi doit être supprimé.» Et il ajoute avec prescience, bien avant l’intelligence artificielle: «Les photographies truquées sont utiles et des images de mutilations hideuses peuvent être créées en studio. Un bon slogan est important.» Tel celui du Kaiser lors de la guerre de 14-18, qui traitait le corps expéditionnaire britannique de «petite armée méprisable». Ce qu’il n’a d’ailleurs jamais dit. Mais la presse s’en fit l’écho. 

Le premier chapitre est fort original. Il évoque «les accords secrets» à contretemps des discours officiels, dont on ne prend la mesure que bien après la fin des conflits. Actuel? Qui en doute? Celui qui suit, sur l’industrie de l’armement, est également riche d’enseignement sur le jeu de celle-ci à la fois économique et psychologique. Un livre à lire pour éclairer sa tête dans la tourmente. 

Une voix indépendante qui sait prendre de la hauteur

L’autre discours, à écouter celui-ci, date de cette semaine. Le professeur américain Jeffrey Sachs s’est exprimé devant quelques députés du Parlement européen une heure et demie durant. Avec autorité. Car depuis plus de trente ans, il côtoie les grands de son pays et du monde. Il a notamment aidé la Pologne, à la chute du communisme, à passer au libéralisme. Or il affirme, par expérience et par idéologie, précise-t-il, que durant toutes ces décennies, les Etats-Unis n’ont eu qu’une politique: le contrôle de la plus vaste partie du monde possible. Toujours au nom de la démocratie et de la liberté. Au Moyen-Orient notamment, avec les interventions en Irak, en Libye, en Syrie et ailleurs; en Afrique aussi avec la sécession du Soudan du Sud par exemple. Et en Europe, bien sûr, avec la création du Kosovo et surtout avec une pièce clé, l’Ukraine, qu’il fallait arrimer à l’OTAN. Contrairement à ce qu’assuraient, en février 1991, Hans-Dietrich Genscher et James Baker III à Gorbatchev.

Au début, Poutine espérait s’ancrer en Europe. Il voulait négocier le maintien de la base de Sébastopol, même pas la Crimée, encore moins le Donbass. «Cette idée que Poutine reconstruit l’Empire russe est une propagande enfantine», maintient Sachs aujourd’hui. Mais tout s’est dégradé au fil des ans… et des interventions américaines, cachées ou manifestes, dès les débuts de l’Ukraine libérée de l’URSS. La secrétaire d’Etat Victoria Nuland a joué un rôle déterminant avec l’appui aux manifestations de la place Maïdan de Kiev en 2014. L’analyste ne peut être suspecté de la moindre complaisance envers la Russie, mais il estime que les accords de Minsk qui ont suivi ont été sabotés non seulement par la négligence de la France et de l’Allemagne, mais aussi par les USA qui n’en étaient pas partie prenante. Prenant appui sur de nombreuses archives devenues disponibles. «En Amérique, commente-t-il, si tu n’aimes pas l’autre partie, tu ne négocies pas avec elle, tu essaies de la renverser, de préférence secrètement, si tu n’y arrives pas, tu le fais ouvertement.»

«L’Europe aurait tout à gagner d’une entente avec la Russie»

Au lendemain de l’agression russe de février 2022, Jeffrey Sachs s’est rendu à Ankara où les représentants de Poutine, secoué par la débâcle de sa percée sur Kiev, négociaient avec les Ukrainiens, effrayés aussi par la perspective de la guerre. Il en a conclu que sur la pression britannique et américaine, «l’Ukraine a renoncé unilatéralement à un accord presque conclu.»

Le discours est dur envers les Européens qui auraient dû, selon Sachs, négocier une paix avec les Ukrainiens et les Russes bien avant. L’Europe, dit-il, aurait eu tout à gagner d’une entente militaire, politique et économique avec la Russie. Plutôt que s’aligner docilement, aveuglément, si longtemps, sur les Etats-Unis. Et de rappeler les mots célèbres de Kissinger: «Etre un ennemi de l’Amérique est dangereux; mais être un ami de l’Amérique est fatal.» Une Amérique trumpienne qu’il déteste par ailleurs, la qualifiant de «semi-démocratie aux mains des milliardaires», face à une dictature russe qui d’après lui tient avant tout, depuis le début, à la neutralité de l’Ukraine. Et à sa sécurité, comme hier les USA ont mis le paquet pour éviter que des fusées hostiles s’installent à Cuba, à leur porte. 

«La guerre en Ukraine est terminée!»

Alors tout change avec le rapprochement de Trump et Poutine? «La guerre est terminée. Sortez ça de vos calculs. C’est fini parce que Trump ne veut pas soutenir un perdant. C’est tout. Il ne s’agit pas d’une grande moralité… Ce qui sera sauvé par les négociations qui ont lieu en ce moment, c’est l’Ukraine.» Et dans la foulée, le tribun tance les Européens «sans vision, sans unité». Or, lance-t-il, l’Europe a besoin d’une véritable politique étrangère. «Vous allez vivre avec la Russie, alors s’il vous plaît, négociez avec elle.»

D’accord ou pas avec cette conclusion, nous ferions bien d’ouvrir l’oreille à cette voix indépendante qui sait prendre de la hauteur, au-delà de l’actualité immédiate.



«Une encyclopédie du pacifisme», Aldous Huxley, 130 pages, Nouvelles Editions Humus (Lausanne), et La 5e Couche (Belgique). 

Jeffrey Sachs s’exprime devant le Parlement européen

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