Torracinta, l’inoubliable

Publié le 31 mai 2024
C’était l’an passé. Troublé par certains blocages de l’information dans les grands médias, j’eus l’envie d’en parler à celui qui, à la télévision, fut mon maître, ma référence exemplaire. Retraité depuis si longtemps, Claude Torracinta me reçut, dans sa campagne genevoise, certes atteint dans sa santé, mais avec un sourire plus large qu’autrefois, l’œil vif, fidèle à lui-même, à l’écoute. Resté journaliste au fond malgré une carrière trop tôt écourtée.

Pourquoi mon maître? Parce que le fondateur de l’émission Temps présent fut en Suisse romande le journaliste le plus marquant de la deuxième moitié du XXème siècle. Mais surtout parce que je crois bien n’avoir jamais rencontré, dans ce métier, un homme aussi attentif au monde, proche ou lointain, aussi libre d’esprit, jamais porté vers les sujets à la mode, soucieux de ce qui importe vraiment dans la vie d’ici et d’ailleurs.

Lorsqu’il s’intéressa, avec le grand Jean-Pierre Goretta notamment, à l’homosexualité, à l’époque on n’en parlait quasiment pas. Lorsqu’il nous poussait à évoquer la condition sociale des vendeuses de grands magasins, il touchait à un pan alors largement ignoré de la société. Cela sans préjugés idéologiques. Ainsi, en 1973, je réalisai un reportage au Chili pour Temps présent, avec Jean-Jacques Lagrange, dans les derniers mois de la présidence de Salvador Allende. Nous avions donné largement la parole aux mécontents, à la droite qui manifestait sur tous les tons contre le pouvoir socialo-communiste chancelant. Ce que la gauche d’ici nous reprocha. Mais nous avions fait comprendre ce qui se préparait, le putsch de Pinochet, une ère de dictature.

Les autres émissions animées par Torracinta, comme Table ouverte ou Destins, témoignaient du même souci: donner la parole à tous, aux voix souvent les plus inattendues, les plus dérangeantes, sulfureuses parfois. Les plus belles aussi. Il poussa plus loin que personne dans cette maison l’exigence du débat. La prise en compte de toutes les questions du public. Rappel utile aujourd’hui?

Le regard large et libre. Ce devrait être la consigne du journalisme. A l’évidence c’est moins le cas. A cause des réseaux sociaux et de la multiplication des chaînes? Réponse trop facile. A cause de la pression économique? A voir. A l’époque de Torracinta, la télévision ne nageait pas dans l’argent. Les rédactions étaient peu nombreuses. Mais la tour ne s’embarrassait pas de sureffectifs administratifs comme aujourd’hui.

Nostalgie? Non pas. Appel plutôt à se souvenir des qualités de cette figure inoubliable. L’émission Temps présent poursuit sa route de six décennies. Avec une grande attention pour le «sociétal», malheureusement moins encline à envoyer ses équipes à travers le monde, alors que ses turbulences nous affectent. Continuez! Et puissent tous les brasseurs d’informations s’inspirer de ce passé glorieux.

Je dois tant à Claude Torracinta. Merci, patron, merci confrère. Et que son épouse et sa famille trouvent ici l’expression émue de ma sympathie.

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