Médias: qui a le droit de se faire «sa propre idée»?

Publié le 30 septembre 2022
L’hebdomadaire alémanique de droite «Die Weltwoche» a traduit et publié en intégralité les discours de Serguei Lavrov et Joe Biden, tenus devant la 77ème Assemblée générale de l’ONU la semaine dernière à New York. Sans autre commentaire. Quelle audace! Depuis, les critiques tonnent.

Des voix s’élèvent pour dénoncer l’attitude pyromane de la Weltwoche, vecteur de la désinformation. Un des bruyants protestataires, Fabian Eberhard, chef de la recherche au Blick, sous-entend que la Weltwoche a dû être payée pour publier les propos de Lavrov. Il critique vivement le fait que la traduction ait été faite sans «mise en contexte» pour les lecteurs.

La position de Eberhard montre à quel point les journalistes aiment à encadrer la pensée, monopolisent la capacité à interpréter les paroles des uns et des autres. Il est donc, d’après Eberhard, impensable de laisser le lecteur devant un texte brut: il n’a pas les capacités de comprendre ni de mettre en contexte… Ah bon?

Depuis la fameuse formule du sénateur américain Hiram Johnson durant la Première guerre mondiale, «la première victime de la guerre, c’est la vérité», nombre de citoyens avisés sont conscients que la manipulation et la propagande existent. Sous le Troisième Reich (1933-1945), la propagande était l’activité centrale et principale des hommes politiques. Les émotions y étaient attisées. Les gens ont été mobilisés et manipulés. Les conséquences ont été désastreuses. Et les guerres existent elles aussi depuis au moins 8’000 ans avant Jésus-Christ. Quand même.

Où nous pourrions peut-être tomber d’accord avec Eberhard, c’est dans le fait que notre génération se caractérise par une immense diversité médiatique et une consommation constante de médias – des podcasts et des émissions de télévision aux articles et aux réseaux sociaux. Nous n’établissons plus de lien réel avec l’information absorbée, ce qui a des répercussions négatives sur notre capacité de concentration. Une étude menée par Microsoft en 2015 a révélé que notre durée d’attention moyenne n’est actuellement plus que de huit secondes et qu’elle a diminué d’environ 33% depuis l’an 2000. Celle d’un poisson rouge est de neuf secondes. Notre (in)capacité à nous concentrer a donc connu une évolution inquiétante. Mais de là à vouloir assister en permanence le lecteur, c’est une position bien curieuse pour les journalistes d’aujourd’hui.

Pour revenir à ces deux traductions intégrales et brutes de la Weltwoche: ce choix invite le lecteur à prendre le temps nécessaire pour les lire. La lecture, on le sait, est un excellent moyen d’améliorer le fonctionnement du cerveau. Elle aide à augmenter la concentration, stimule l’esprit, approfondit la connaissance, augmente le vocabulaire et améliore la mémoire. Des questions?

La lecture de ces deux discours fait apparaître des détails que la presse a tendance à occulter, ou oublie de mettre en contexte, justement.

Du côté de Lavrov, on lit un plaidoyer intégral qui concerne uniquement la guerre en Ukraine. De Maidan à Odessa en passant par le Donbass et les accords de Minsk, la centrale nucléaire de Zaporijjia, Bucha, tout y est. Lavrov mentionne aussi les négociations de paix organisées fin mars en Turquie, où les délégations russe et ukrainienne ont presque trouvé un accord. 

Joe Biden, quant à lui, prononce un discours centré sur la volonté américaine de restaurer la paix, la coopération et les échanges économiques avec tous les Etats du monde. Les Etats-Unis y sont campés comme gendarme du monde qui cherche la paix commune, à protéger la démocratie et l’environnement. Les Etats-Unis comme le plus grand investisseur en dollars (369 milliards de dollars rien que pour contrer le changement climatique aux USA). Les Etats-Unis qui vont sauver le monde de la faim et qui renforcent la cyber-sécurité… Il n’est jamais question des pourparlers pour la paix en Ukraine, seulement des Etats-Unis, sauveurs du monde, et de la Russie accusée de tous les mensonges et de tous les maux actuels.

En fait de mensonges, les Etats-Unis s’en sont aussi rendus coupable, voilà 19 ans, lorsque le secrétaire d’Etat américain Colin Powell, mandaté par son président George W. Bush, a accusé le dirigeant irakien Saddam Hussein de posséder des armes de destruction massive.

Mais il est vrai, le citoyen ne doit pas avoir le désir de se faire sa propre idée… Cet exemple souligne pourquoi aujourd’hui, plus que jamais, la retranscription des discours est probablement plus efficace pour détecter la manipulation et se former une opinion que bien des articles journalistiques supposés «mettre en contexte».


Lire (en allemand): le discours de Serguei Lavrov, le discours de Joe Biden.

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