Viktor Orbán contre le coronavirus

Publié le 1 avril 2020
Lundi 30 mars, dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19, Viktor Orbán, le Premier ministre hongrois, a fait voter au Parlement une «loi d’urgence» qui lui octroie, entre autres, les pleins pouvoirs pour une durée illimitée. Que faut-il craindre?

Les démocraties aussi peuvent être suspendues. Ce sont les mots de l’opposition, qui dénonce «un coup d’Etat» et «l’opportunisme» du Premier ministre. La «loi d’urgence» adoptée par le Parlement le 30 mars par 137 voix pour, 53 contre et 0 abstention, prévoit en effet d’octroyer au dirigeant hongrois, tenant de «l’illibéralisme», nationaliste, conservateur et autoritaire, les pleins pouvoirs pendant une durée illimitée. Autorisé à légiférer par ordonnances, le Premier ministre a également fait suspendre toute élection et toute consultation parlementaire, quelles qu’elles soient, y compris pour le maintien ou non de l’état d’urgence.

Un bouleversement «nécessaire», dit-on de son côté, pour faire face à la crise sanitaire. «Le consensus est indispensable dans ces circonstances» souligne le Magyar Nemzet, principal quotidien conservateur du pays. «Est-ce le virus ou l’opposition que vous voulez éliminer?» a lancé Bertalan Tóth, député du parti socialiste MSZP. «Je suis prêt à rendre le pouvoir au Parlement dès qu’il le demandera», a répondu M. Orbán, magnanime. 

Etait-il, vraiment, «nécessaire» d’ajouter à la crise sanitaire une crise démocratique? La question mérite d’être posée. Viktor Orbán – et son parti, le Fidesz – dispose d’une majorité des deux tiers au Parlement. En théorie, son opposition est déjà réduite à peau de chagrin. 

A ce jour, avec moins de 500 cas recensés et 16 décès dus au coronavirus, selon les chiffres officiels à prendre avec précaution, la Hongrie est relativement peu touchée par la pandémie. Des mesures de confinement ont été prises comme un peu partout en Europe, après avoir, au préalable, hermétiquement fermé les frontières. Mais le système de santé et les hôpitaux, grands laissés pour compte des investissements publics, laissent craindre des dégâts plus importants. Depuis des années, les médecins et les professionnels de la santé dénoncent l’absence de moyens. On meurt par manque de soins. La corruption est d’usage à tous les étages. Un ami hongrois nous racontait, il y a quelques mois, avoir dû soudoyer médecins, infirmiers et gardiens pour avoir l’autorisation d’entrer dans la chambre de sa femme, qui venait d’accoucher. Les patients hospitalisés doivent se présenter avec leur propre stock de papier toilette, et parfois même leur nourriture. 

Viktor Orbán aurait-il besoin des pleins pouvoirs pour redresser, à lui seul, en quelques jours, l’hôpital public hongrois? A la tête du pays depuis 10 ans, il s’est surtout illustré dans la construction frénétique de stades de football et la multiplication de chantiers coûteux à l’utilité contestable, comme le remplacement, tous les deux ou trois ans, des rails du tramway de Budapest, ou le déménagement de son bureau personnel, de Pest à la colline de Buda… 

Fausses nouvelles et dictature

Un autre volet de la loi d’urgence inquiète particulièrement les observateurs, jusqu’à la Commission européenne. Le texte prévoit des peines de 5 ans d’emprisonnement en cas de «diffusion de fausses nouvelles sur le virus ou les décisions du gouvernement». L’acception de «fausses nouvelles» est évidemment fort large, et la mesure pourrait viser aussi bien les médias indépendants, déjà fragilisés, que les élus d’opposition. Le maire de Mohács, dans le sud de la Hongrie, vient justement d’être poursuivi pour ce motif. Son crime? Avoir alerté sur deux cas avérés et la contamination possible d’une centaine de personnes après la célébration d’un mariage dans sa ville. 

Dans un communiqué, mardi 31 mars, la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a rappelé à l’ordre le Premier ministre hongrois, sans le nommer: «Toutes les mesures d’urgence doivent se limiter au nécessaire et être strictement proportionnées. Elles ne doivent pas durer indéfiniment.»

Cette affaire fait ressurgir le serpent de mer de l’exclusion de la Hongrie du PPE, le parti de la droite européenne. On parle déjà, à l’ouest, de l’avènement de «la première dictature de l’UE». On demande qui des sanctions, qui un avertissement clair. En pratique, avec le soutien de la Pologne à son ami hongrois dans les institutions européennes, une procédure disciplinaire a toujours aussi peu de chances d’aboutir. 

Pour trouver un peu de mesure et de distance, il fallait lire la Neue Zürcher Zeitung. La journaliste Meret Baumann y souligne bien sûr le contre-exemple qu’offre la Hongrie dans l’application des mesures d’urgence, et le danger que cela représente pour la démocratie. Une démocratie qui, dans le cas présent, n’était pas exemplaire jusque-là, puisque le parti au pouvoir contrôle, de toute façon, toutes les institutions étatiques et la grande majorité des médias. Mais les scénarios les plus pessimistes, comme la crainte de certains élus d’opposition qu’il n’y ait «plus jamais d’élections» (aucune échéance n’était prévue en 2020) est irréaliste. Cela entrainerait une exclusion de l’UE, et la Hongrie n’y a aucun intérêt. 

Viktor Orbán profite, sans aucun doute, de la situation pour neutraliser l’opposition, incarnée depuis octobre 2019 par le maire de Budapest, en particulier, discret dans ce débat, mais cela entre dans une stratégie plus idéologique que véritablement politique. 

Les leçons du village global

Toujours dans le Magyar Nemzet, Jozséf Horváth, conseiller en politique sécuritaire au Center for Fundamental Rights de Budapest, voit dans la pandémie de coronavirus les effets négatifs du «village global», de la mondialisation. La porosité des frontières, les échanges commerciaux et surtout les mouvements de population, sont la cause de la propagation rapide du virus sur tous les continents. 

L’Europe, ajoute-t-il, s’est endormie après plus de 70 ans de paix. Même le terrorisme islamiste n’a pas réussi à sortir les Européens de leur torpeur. Puisque les magasins restaient ouverts, tout allait bien. «Le coronavirus a détruit ce monde idéal en quelques semaines. C’est dire s’il était vulnérable.»

En cela, la crise actuelle pourrait avoir du bon, affirme M. Horváth: les plus jeunes découvrent, grâce à l’expérience des plus âgés (qui ont connu pénuries et privations sous le régime soviétique), qu’il est possible de se nourrir sans importer des «aliments exotiques»… Et comprennent les méfaits de la mondialisation. 

Sur le plan politique, le quotidien conservateur considère que le «coup d’Etat» de Viktor Orbán n’en est pas un: le consensus est capital, et l’opposition se borne à critiquer, au lieu de faire des propositions constructives. En résumé, c’est la faute de l’opposition si le Premier ministre est contraint de s’octroyer les pleins pouvoirs!

Plus largement, l’attitude de Viktor Orbán s’inscrit dans la conception du récit national à la mode hongroise: un homme providentiel sauve à lui seul la nation d’une invasion étrangère. Car seul un Etat fort peut réellement, dans cette perspective, faire face à la crise. C’est aussi, dans une certaine mesure, la stratégie de la Chine. L’urgence suffit à justifier toute forme d’atteinte à la liberté et aux droits de l’homme. 

«Ajoutez à cela que sans pratiquement aucun leadership expérimenté, décisif et volontariste, vous ne pouvez vaincre aucun virus. Il est donc rassurant de constater que Viktor Orbán, à la pointe de la prise de risques politiques, est aussi à la pointe de la gestion des crises.» salue Jozséf Horváth. 

Pour l’anecdote, le jour du vote au Parlement de la loi d’urgence, Viktor Orbán a posté sur son compte Instagram, très actif en ce moment, une photo datant de la création du Fidesz et de ses débuts en politique, en 1988. Le voici désormais seul à la tête de la Hongrie, face à une crise sanitaire et économique sans précédent, à ses risques et périls. 


Cet article s’appuie sur les publications de Libération, Le Temps, la Neue Zürcher Zeitung en allemand, le Magyar Nemzet en hongrois. 

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Sciences & Technologies

Facture électronique obligatoire: l’UE construit son crédit social chinois

Le 1er janvier 2026, la Belgique deviendra l’un des premiers pays de l’UE à mettre en place l’obligation de facturation électronique imposée à toutes les entreprises privées par la Commission européenne. Il s’agit d’une atteinte majeure aux libertés économiques et au principe de dignité humaine, soutenu par l’autonomie individuelle. Outre (...)

Frédéric Baldan

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet

Quand la France et l’UE s’attaquent aux voix africaines

Nathalie Yamb est une pétroleuse capable de mettre le feu à la banquise. Elle a le bagout et la niaque des suffragettes anglaises qui défiaient les élites coloniales machistes du début du XXe siècle. Née à la Chaux-de-Fonds, d’ascendance camerounaise, elle vient d’être sanctionnée par le Conseil de l’Union européenne.

Guy Mettan
Accès libre

Les fonds cachés de l’extrémisme religieux et politique dans les Balkans

L’extrémisme violent dans les Balkans, qui menace la stabilité régionale et au-delà, n’est pas qu’idéologique. Il sert à générer des profits et est alimenté par des réseaux financiers complexes qui opèrent sous le couvert d’associations de football, d’organisations humanitaires et de sociétés actives dans la construction, l’hôtellerie ou le sport. (...)

Bon pour la tête

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan