Une journée de films à Soleure

Publié le 28 janvier 2018

On m’avait dit: «Tu verras, les deux premiers films de « Ondes de choc » sont sacrément violents». Ils le sont, c’est vrai. – © DR

Je n’y connais pas grand chose au cinéma, je suis à peine allée deux ou trois fois à Locarno, je vais rarement voir des films et j’ai détesté Titanic; mais si comme moi, les journées de Soleure et ce genre de festivals vous intriguent, vous attirent et vous rebutent à la fois: voici ce qu’on y voit.

Le train tangue entre Yverdon et Neuchâtel. Je feuillette le programme des 53es Journées de Soleure et celui de la cinémathèque de Lausanne, qui passera en février prochain la «série» Ondes de choc présentée pour la première fois ce soir au festival. Je tourne les pages et ne connais que quelques noms, même si certains font échos à ma mémoire: Lionel Baier, Ursula Meier, Jean-Stéphane Bron, Frédéric Mermoud, Fernand Melgar. Et d’autres, qui me sont totalement inconnus. Par ailleurs, ceux qui auraient peur de se retrouver en «milieu linguistique inconnu» peuvent se rassurer. Beaucoup de films sont réalisés par des Romands, les autres sont sous-titrés (aussi en anglais) et le français résonne dans le public entre chaque projection.

Quoi d’autre à Soleure? Un mélange des cultures, la culture, mais aussi, la politique. Je me remémore une interview du Président du festival, Felix Gutzwiller, que j’avais écoutée par hasard il y a quelques jours: on lui demandait quel était son film suisse préféré. Il avait été incapable de répondre. Pourquoi ne pouvait-il pas évoquer «L’ordre divin» un film retraçant la lutte pour le suffrage féminin? Œuvre qui a fait au moins autant de bruit en Suisse, que celles de «Tarantino» ou de «Besson», noms qu’il a cités de manière un peu convenue pour la même question à l’international. Felix Gutzwiller représente le festival au niveau politique, pas la diversité artistique. C’est aussi ça un festival de films.

«Ces sont des anarchistes»

Le train s’arrête à Bienne. Encore une vingtaine de minutes avant d’arriver à Soleure. Là-bas, je commencerai par voir des courts métrages dans la salle «Canva», l’un des cinq lieux du festival, éparpillés au quatre coins de la ville. Les spectateurs passent de l’un à l’autre en profitant d’un café au passage dans un restaurant. Ils ne restent pas vraiment en ville pour flâner pourtant. Les billets se réservent à l’avance et pour qui n’aurait pas de sésame, ce sont les longues files d’attente qui font office de bar pour boire un verre.

14h30: quatre petits films d’une vingtaine de minutes, en présence des réalisateurs; ou plutôt en présence de l’un des réalisateurs. «Vous savez, ceux qui font des courts métrages sont un peu des anarchistes: ils ne préviennent jamais vraiment s’ils participeront à la projection ou non», explique le présentateur.

Programme du samedi aux 53es Journées de Soleure. © DR

C’est peut-être ce besoin de ne pas rentrer dans le moule qui rend cette «discipline» cinématographique si peu connue et certaines fois si difficile d’accès. Des flashs d’émotions, des réflexions courtes, des histoires sans lignes prédéfinies tout sauf conventionnelles mais qui pourtant tiennent le spectateur en haleine. Pourquoi ai-je trouvé fascinante cette succession de plans muets, dont la seule voix émane du son émis par une baguette frappant la peau d’un tambour? Est-ce la passion dont font preuve ces joueurs? La vision de leurs lèvres serrées par la rage de créer, de frapper? Ou cette musique qui résonne, sans explication, dans une salle obscure? Probablement un peu tout cela à la fois.

Servir le public

A Grenchen Süd, mon regard s’arrête sur une page représentant Fanny Ardant. Elle joue dans Journal de ma tête, l’un des volets de cette fameuse série Ondes de choc, produite en collaboration avec la RTS. Des téléfilms «ambitieux», «sans concessions», «pour le service public», dit Baier sur scène avant la première de ces fictions inspirées de retentissants faits divers suisses. Tous les réalisateurs, coproducteurs et acteurs font cette fois face à la salle. On comprend mieux le versant politique du festival à ce moment, du show (très modeste, on reste en Suisse!). Peu importe: le public est aussi là pour ça, et lance des applaudissements, des sifflets et des acclamations lorsque sont prononcés quelques punchlines contre l’initiative No Billag.

Ondes de choc à la cinémathèque de Lausanne le 2 février prochain. © DR

Fanny Ardant, donc – puisque tout le monde semble l’attendre – joue une professeure de français meurtrie, dont les émotions se transmettent par ses regards si expressifs. Mais sa voix est dérangeante. Y a-t-il un sens à susurrer tous les mots? A mettre autant de souffle dans la voix lorsque les sous-titres allemands servent de béquille à la compréhension du texte?

Littérature et émotions

On m’avait dit: «Tu verras, les deux premiers films (Prénom: Matthieu et Sirius) sont sacrément violents». Ils le sont, c’est vrai. Ils retracent tous des histoires vraies, qui se sont passées non loin de chez nous. C’est le concept. Des assassinats, des viols, des sectes meurtrières… Mais ce troisième film Journal de ma tête est encore plus déstabilisant. Il y a une tension psychologique autour de ce fait divers. Comment cette professeure de littérature a-t-elle pu assumer être la confidente malgré elle d’un jeune homme qui a tué ses deux parents? Comment peut-elle supporter avoir poussé ses élèves à écrire sur leurs sentiments les plus profonds et les plus noirs et se rendre compte que l’un d’eux est passé à l’acte en décrivant mot par mot son processus intellectuel et émotionnel? Quand la fiction devient une triste réalité et que la littérature n’est même plus un refuge… Douter.

Oui, ce genre de festival m’intrigue, m’attire et me rebute à la fois. Est-ce parce que, comme tant d’autres, je dirai dans quelques jours: «Tu as regardé le dernier Baier? C’est génial, je l’ai vu à Soleure: sen-sa-tion-nel!». Ou est-ce parce que ces histoires sur une Suisse un peu moins proprette qu’on l’imagine, montrée avec beaucoup de drame, sans tomber dans le pathétique ou le jugement, nous touchent vraiment? Je préfère penser que c’est cette dernière proposition. N’empêche, j’étais à Soleure et le dernier Ursula Meier était pro-di-gieux.


Précédemment dans Bon pour la tête

Karim Sayad: une étoile biculturelle est née d’Anna Lietti

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