Ukraine: la dérive nationaliste du super ego

Publié le 1 septembre 2023

Pour Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense d’Ukraine, les Asiatiques sont moins « humains ». – © DR

Cela n’a pas fait scandale et l’on se demande bien pourquoi: selon Oleksiy Danilov, le secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense d’Ukraine, les Asiatiques, parmi lesquels il place les Russes, seraient moins humains que les Ukrainiens.

Pierre Lorrain, journaliste et écrivain, spécialiste de la Russie


«Je n’ai rien contre eux, mais ce sont des Asiatiques. Ils ont une culture et une vision totalement différentes. La différence clé entre eux et nous est l’humanité1», a-t-il déclaré le 4 août dernier à la télévision de Kiev.

Que l’on se rassure! De tels propos (que les très mauvaises langues pourraient qualifier de «suprémacistes aryens») n’ont rien de raciste – et encore moins de bandériste ou de néonazi – puisqu’ils sont prononcés par un défenseur autoproclamé de la démocratie et de la liberté qui a reçu l’onction de l’appartenance au «camp du bien» des mains des principaux chefs d’Etat de ce groupe à l’ego démesuré qu’on appelle l’«Occident collectif».

Cela finit par dépasser l’entendement. Dans notre livre sur l’histoire de l’Ukraine, nous consacrons sept chapitres à décrire dans le détail comment une succession de dirigeants pour l’essentiel incompétents a transformé la plus riche et industrialisée des républiques soviétiques en un Etat parmi les plus pauvres d’Europe, sous perfusion internationale, soumis au clientélisme le plus débridé et corrompu jusqu’à la moelle. Et les responsables de la catastrophe actuelle, dont Danilov fait partie, au lieu de faire profil bas et de tenter de tirer les enseignements de la situation, campent sur leur arrogance pour continuer de se parer d’une supériorité morale inexistante et faire la leçon à la terre entière.

Naturellement, en croyant viser les Russes, Danilov a provoqué une vague d’irritation attristée sur l’ensemble du continent asiatique, de Pékin à Delhi, en passant par Djakarta et Hanoï. Déjà que la presque totalité de l’Asie – comme du Sud global – affichait dans le conflit une neutralité bienveillante à l’égard de la Russie, de tels propos ne sont pas du genre à rendre la cause ukrainienne plus sympathique.

Curieusement, la critique la plus acerbe, bien qu’indirecte, est venue d’un autre Ukrainien de premier plan, aujourd’hui en semi-disgrâce: Oleksiy Arestovytch, l’ancien conseiller du président Volodymyr Zelensky. Dans une interview donnée le 12 août à la journaliste Ioulia Latynina, il expliquait que l’effort général ukrainien pour «déshumaniser» les Russes a été la principale «erreur» commise par le pays dans le conflit en cours. Pour lui, le comportement haineux des Ukrainiens s’est retourné contre eux et a donné aux troupes russes plus de détermination à combattre. Il estime que les Ukrainiens dans leur ensemble ont cessé de «se comporter en nation européenne» pour se lancer dans la diabolisation des Russes en leur «créant une image d’orques2». La propagande de Kiev a dépeint les troupes russes comme des sauvages primitifs – ou même des singes – qui n’avaient jamais vu d’appareils ménagers de base, de toilettes ou même de routes pavées!

La politique de dénigrement et de discrimination menée par les extrémistes au pouvoir à Kiev avec le soutien de Washington a produit en retour une haine profonde de la part des populations russes et russophones de l’Est et du Sud de l’Ukraine. Leur autonomie au sein d’un Etat ukrainien était envisageable si les accords de Minsk n’avaient pas été torpillés par Kiev avec la complicité de la chancelière Angela Merkel et du président François Hollande. Désormais, comment pourraient-elles envisager un avenir commun avec les nationalistes galiciens qui les méprisent, les considèrent comme des sous-hommes et les bombardent depuis 2014? De toute manière, la question a été tranchée par le rattachement à la Russie des régions de Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporojie, «maintenant et pour toujours», selon les termes de Vladimir Poutine le 1er octobre 2022.

Mais la politique à courte vue de Kiev «et de ses curateurs américains» comme dit le président russe, n’a pas seulement privé l’Ukraine de ses régions les plus industrielles. Elle a provoqué une véritable catastrophe démographique qui sera difficile de surmonter. Dans un article publié le 10 août dernier par Responsible Statecraft, George Beebe, le directeur de la grande stratégie au Quincy Institute, estime que la reconstruction d’une Ukraine prospère et forte après-guerre est un mythe qui aura d’autant moins de chances de se produire que la guerre se poursuivra.

Pour lui, Washington et d’autres capitales occidentales croyaient que Vladimir Poutine, en envahissant l’Ukraine, allait créer le résultat même qu’il voulait empêcher: «une démocratie florissante antirusse, pro-occidentale, armée jusqu’aux dents avec des armes américaines, destinée au minimum à devenir un allié de facto de Washington, sinon un membre officiel de l’alliance de l’OTAN.» En réalité, leurs attentes sont «beaucoup plus proches du vœu pieux que de la réalité».

Pour Beebe, la catastrophe est d’abord démographique. Il constate que l’Ukraine comptait près de 52 millions d’habitants avant son indépendance en 1992. Or, sa population a considérablement diminué à cause des perturbations économiques et psychologiques de la dissolution de l’URSS, combinées au raccourcissement de l’espérance de vie au cours des tumultueuses années 1990, alors que le taux de natalité plongeait au niveau le plus bas de toute l’Europe. En tenant compte du rattachement de la Crimée avec ses 2,5 millions d’habitants à la Russie, en 2014, la population de l’Ukraine était tombée à moins de 40 millions en 2022.

Or, en raison de la guerre, les perspectives démographiques de l’Ukraine se sont encore aggravées. Un grand nombre de citoyens ukrainiens – principalement des femmes et des enfants – ont fui vers l’Union européenne ou vers la Russie. Aujourd’hui, les démographes estiment sa population à bien moins de 30 millions d’habitants. Plus la guerre durera, plus de nombreux réfugiés seront dissuadés de retourner chez eux. «Une étude démographique européenne publiée l’année dernière a indiqué que d’ici 2040, la population ukrainienne en âge de travailler pourrait diminuer d’un tiers de sa taille actuelle, la natalité tombant à la moitié de son niveau d’avant-guerre», écrit l’auteur qui développe d’autres éléments économiques et agricoles pour expliquer le déclin – peut-être irréversible – de l’Ukraine telle qu’on la connaissait.

Pour notre part, nous en resterons à l’aspect démographique pour constater que si les extrémistes galiciens inspirés par les idées bandéristes voulaient créer une nation ukrainienne chimiquement pure, débarrassée des influences extérieures, russes ou autres, ils vont certainement réussir. Mais sur un territoire réduit à la portion congrue et sous la férule d’un nouveau gauleiter qui pourrait s’appeler… Victoria Nuland3.


1The Press United, Delhi, 5 août 2023, “Asians are less ‘humane’ – Ukrainian security chief

2Il fait référence aux créatures repoussantes au service de Morgoth, le Seigneur des Ténèbres, dans Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien.

3Par les temps affligeants qui courent, je me dois de préciser qu’il s’agit, dans cette dernière phrase, d’humour et de second degré!

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Comment jauger les risques de guerre 

A toutes les époques, les Européens ont aimé faire la fête. Des carnavals aux marchés de Noël, dont la tradition remonte au 14e siècle en Allemagne et en Autriche. Et si souvent, aux lendemains des joyeusetés, ce fut le retour des tracas et des guerres. En sera-t-il autrement une fois (...)

Jacques Pilet
Politique

Les Etats-Unis giflent l’Europe et font bande à part

Sismique et déroutante, la nouvelle stratégie de sécurité américaine marque une rupture historique. Après un exercice d’introspection critique, Washington opte pour un repli stratégique assumé, redessine sa doctrine autour des priorités nationales et appelle ses partenaires — surtout européens — à une cure de réalisme. Un tournant qui laisse l’Europe (...)

Guy Mettan
Politique

A Lisbonne, une conférence citoyenne ravive l’idée de paix en Europe

Face à l’escalade des tensions autour de la guerre en Ukraine, des citoyens européens se sont réunis pour élaborer des pistes de paix hors des circuits officiels. Chercheurs, militaires, diplomates, journalistes et artistes ont débattu d’une sortie de crise, dénonçant l’univocité des récits dominants et les dérives de la guerre (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Culture

Crise civilisationnelle: l’Europe face à son effondrement démographique

L’indice de fécondité européen atteint un niveau historiquement bas, bien en dessous du seuil de renouvellement des générations. Entre crises économiques, obstacles matériels et mutations sociales profondes, l’Europe s’enfonce dans un hiver démographique dont elle peine encore à mesurer l’ampleur.

Hicheme Lehmici
PolitiqueAccès libre

L’inquiétante dérive du discours militaire en Europe

Des généraux français et allemands présentent la guerre avec la Russie comme une fatalité et appellent à «accepter de perdre nos enfants». Cette banalisation du tragique marque une rupture et révèle un glissement psychologique et politique profond. En installant l’idée du sacrifice et de la confrontation, ces discours fragilisent la (...)

Hicheme Lehmici
Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Ukraine: un scénario à la géorgienne pour sauver ce qui reste?

L’hebdomadaire basque «Gaur8» publiait récemment une interview du sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko. Un témoignage qui rachète l’ensemble de la propagande — qui souvent trouble plus qu’elle n’éclaire — déversée dans l’espace public depuis le début du conflit ukrainien. Entre fractures politiques, influence des oligarchies et dérives nationalistes, il revient sur (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

A quand la paix en Ukraine?

Trump croit à «la paix par la force». Il se vante d’avoir amené le cessez-le-feu – fort fragile – à Gaza grâce aux livraisons d’armes américaines à Israël engagé dans la destruction et le massacre. Voudra-t-il maintenant cogner la Russie en livrant à Kiev des missiles Tomahawk capables de détruire (...)

Jacques Pilet
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Culture

Et si Dieu préparait son retour

Nous sommes passés des cathédrales à Netflix, de la prière à l’algorithme, persuadés d’avoir vaincu l’ignorance et dompté le monde. L’Occident a remplacé Dieu par la science, la foi par la consommation, la communauté par l’individualisme. Mais le besoin de sens refait surface et les conditions pour un véritable retour (...)

David Laufer
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan