Tariq Ramadan: rira bien qui rira le dernier

Publié le 13 septembre 2019
Dans un livre en forme de réquisitoire, l’islamologue genevois poursuivi pour viols règle ses comptes et s’emploie à reconquérir des soutiens perdus.

Tariq Ramadan s’en remet prudemment à Dieu: «In sha Allah» sont les derniers mots d’un livre polémique, Devoir de vérité (Presse du Châtelet), dont la justice a finalement autorisé la parution mercredi 11 septembre, déboutant une plaignante qui demandait son interdiction pour empêcher la divulgation de son nom. Le reste, c’est-à-dire tout, est une clameur, celle de son innocence, assortie de narration pénitentiaire sur fond de maladie (une sclérose en plaques), de propos politiques et de contrition aussi.

Six femmes l’accusent de viol. «Traquenard», réplique-t-il, évitant le mot mal vu de «complot», associé aux complotisme et conspirationnisme. C’est pourtant bien un complot qu’il décrit, non pas contre l’Amérique, mais on y est presque. «L’affaire Ramadan» est européenne et occidentale», écrit ce leader musulman il y a peu encore adulé, pour l’heure et peut-être pour toujours innocent, mais tombé en disgrâce pour la bagatelle, ce vaudeville si français contre lequel il avait bâti une «éthique musulmane» à la manière d’un Tartuffe.

Il y a en effet deux volets dans l’«affaire Ramadan»: les viols présumés, qui relèvent du droit commun et qui donneront lieu ou non à une condamnation; l’adultère, à multiples reprises, en principe domaine intime, mais qui justement établit la tartufferie de celui qui mettait en garde ses auditoires contre des conduites islamiquement incorrectes, créant d’insupportables cas de conscience qui furent en partie source de raidissements identitaires parmi la jeunesse musulmane. Sa défense est toute trouvée, et reconnaissons qu’elle se tient: les plaintes pour viols n’auraient visé qu’à mettre au jour une conduite en contradiction avec sa prédication, mais rien que la loi ne punisse. Tout ça pour l’abattre.

Elan victimaire

Rira bien qui rira le dernier. Il ne dit pas les choses aussi vulgairement, mais c’est un peu le ton de son livre. Il attaque ceux par lesquels il se sent attaqué ou brimé, voire humilié: des journalistes, des avocats, les plaignantes évidemment, une partie du personnel pénitentiaire et judiciaire, livrant l’identité de beaucoup d’entre eux et d’entre elles, prenant date pour la suite des événements. Car s’il vit une «épreuve» et semble l’accepter, il est «innocent», comme Dreyfus auquel il se compare, criant à l’«injustice», mais oubliant que la France et l’Occident n’ont jamais été motifs à rapport de force pour les Français juifs de la Belle époque.

Vrai que Tariq Ramadan n’a pas de chance: les premières plaintes, à l’automne 2017, remontent au déclenchement de la vague #Metoo et #Balancetonporc. La cause féministe s’impose alors partout, y compris chez les musulmans, en particulier les femmes, qui, certaines à contre-cœur sans doute, ne peuvent pas faire autrement que de le lâcher. Il relève naturellement la trop parfaite coïncidence selon lui entre les plaintes et cette vague d’indignation.

On ne peut considérer, sauf à être de mauvaise foi, que le Genevois Tariq Ramadan est insincère d’un bout à l’autre des 283 pages de son plaidoyer. Certainement se croit-il innocent, s’en convainc-t-il, et s’il y a procès, la question du consentement alimentera les débats d’audience. Mais ce n’est pas parce qu’il se dit innocent, qu’il ne sera pas, le cas échéant, reconnu coupable.

Le prévenu de viols se défend d’être «malin», autrement dit, faux. Il est tout de même habile et son livre pourrait lui ramener des soutiens qu’il avait perdus. On est ici dans un rapport de force, une constante chez lui qui a toujours tenu les musulmans en Occident pour une population en soi, pouvant néanmoins s’intégrer. Il suscitait des dilemmes mais dans le même temps fournissait les solutions, se rendant indispensable par sa prestance, son élocution, une généalogie religieuse en imposant (il est le petit-fils du fondateur des Frères musulmans). Sauf qu’en Occident, cela faisait longtemps qu’on n’intégrait plus prioritairement des confessions, mais des individus, qu’on ne s’y disait plus chrétien, mais simplement croyant.

La folie des grandeurs

Tariq Ramadan se place dans une logique politique – le cœur de son engagement. Dans son ouvrage, il se réfère à ceux qu’il considère comme d’illustres prédécesseurs ayant fait face, avant lui, aux injustices: Gandhi, Rosa Parks, Martin Luther King, Malcolm X, Mandela. Tariq Ramadan est d’abord, dans ses discours sinon dans son être, un tiers-mondiste, un anticolonialiste, un anti-impérialiste. Qui remercie-t-il parmi les personnalités suisses lui ayant apporté leur concours? Outre Jacques Neirynck et le professeur Richard Friedli qui le fit entrer à l’Université de Fribourg, Jean Ziegler, le plus célèbre des tiers-mondistes suisses, grâce à l’appui duquel il obtint une thèse universitaire que lui refusait son professeur principal, lequel jugeait son travail non scientifique. C’est ce double positionnement, socialement progressiste, religieusement conservateur, qui fit son succès dans les banlieues françaises, spécialement dans ce Saint-Denis dont il avait fait son QG.

Il enfourche, ce n’est pas nouveau, des causes qui sont celles des indigénistes intersectionnels en vogue dans les facultés de sciences humaines. Il compare son sort à celui des anonymes, «Arabes, Noirs et Roms», parle des «Blancs», de leur justice injuste. Parce qu’arabe et musulman, il subirait cette justice bien plus que d’autres: les Weinstein, Besson, Polanski, Depardieu, les politiques français Darmanin et Hulot. Il se victimise, dira-t-on, mais il aurait tort de ne pas le faire et de ne pas compter sur un éventuel sursaut en sa faveur, bien que ses «frères historiques» et dernièrement l’Union des organisations islamiques de France (devenue Musulmans de France) se soient désolidarisées de lui, en partie pour sauver les apparences. Mais étant donné les «tensions», le cas Ramadan comporte bien un aspect sécuritaire. L’absence de toute condamnation le concernant pourrait amener un certain nombre à oublier l’adultère (une chose bien banale, en somme) pour ne retenir que le complot, prélude au retour de ce Monte Christo, mieux, de ce Jean Valjean ami du peuple. C’est sûrement son pari.


Tariq Ramadan, Devoir de vérité, Presse du Châtelet, 2019.


A lire aussi:

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