Odessa et la sinistre ironie de l’histoire

Publié le 1 avril 2022

Les escaliers Potemkine, 1968. – © Berkó Pál/Fortepan

Chaque ville détruite par la guerre porte un coup au cœur des Ukrainiens, des Russes aussi qui leur sont si attachés. Mais qui a connu Odessa retient son souffle devant la menace. Je me souviens de ses cafés, de ses rues animées, de ses femmes souriantes, de ses passants aimables avec les étrangers. Il y avait une légèreté dans l’air...

On y parle surtout le russe, ce qui a suscité quelques irritations devant la volonté du gouvernement de Kiev de marginaliser cette langue. Mais rien de comparable avec ce qu’ont subi les «républiques autoproclamées». Il semble bien que ce mécontentement soit de peu de poids devant le risque de se trouver bombardés. Là comme ailleurs, l’Ukraine s’unit alors que l’agresseur misait sur ses divisions.

Inoubliable émotion: admirer la mer dite noire mais si bleue du haut de la ville, sur les marches de l’immense escalier qui descend vers le port. Lieu mythique. Entré dans la mémoire grâce au film de Serguei Mikhailovich Eisenstein, «Le Cuirassé Potemkine» (1925). Basé sur un fait historique, une mutinerie des marins – ils devaient manger de la viande avariée alors que les officiers se gobergeaient – à bord du dit navire de la flotte tsariste. Il s’ensuivit une intervention des troupes au sol qui tirèrent sur une foule soulevée d’ardeurs révolutionnaires, rassemblée pour soutenir les révoltés. Film de propagande qui connut un immense succès en URSS puis, bien plus tard, à l’ouest de l’Europe où il fut longtemps censuré. Œuvre puissante que connaissent tous les cinéphiles, encore épatés par le travelling le long de l’escalier, suivant le landau qui dégringole, lâché par une mère blessée.

Sinistre ironie de l’histoire. Verra-t-on les bateaux de guerre russes, sur l’ordre d’un nostalgique de l’URSS, tirer vers ce même escalier ou ses alentours? Ils sont déjà en position au large et se rapprochent. Quant aux habitants d’Odessa, bien que ces jours la menace se fasse moins pressante au vu de la concentration du conflit à l’est du pays, ils se préparent à l’attaque, dressent de dérisoires barrages dans les rues. Des miliciens, dont curieusement de nombreux Biélorusses venus en renfort des Ukrainiens, font la chasse aux «espions» pro-russes, cruztent les téléphones des suspects. Nombre de femmes et d’enfants fuient vers la Moldavie, à 40 kilomètres, d’autres choisissent de rester. Beaucoup de Juifs quittent aussi la ville, communauté si emblématique en ce lieu qui compta autrefois 250’000, 300’000 personnes avant la guerre. La grande et belle synagogue se retrouve déserte. Sur les hauteurs de la ville, l’armée ukrainienne prépare ses drones en vue d’attaquer les navires et riposter à un éventuel débarquement.

Les symboles historiques comptent dans la guerre psychologique qui détermine largement celle des armes. Ce qui explique peut-être que Kiev, même bombardée, ne soit pas encore tombée jusqu’en son cœur fondateur de la Russie. Odessa en est un autre. Le film d’Eisenstein est montré dans les cinémathèques russes. Y sera-t-il interdit pour éviter tout parallèle avec «l’opération militaire spéciale»?

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