Publié le 29 décembre 2023

L’éditeur Michel Moret dans le portrait que lui a consacré Pierre Yves Borgeaud. Capture d’écran Youtube.

Nous sommes si nombreux, les orphelins de Michel Moret. Les auteurs que publia l’Aire au long des quarante-cinq ans où il se battit pour faire vivre et rayonner la modeste boutique. Mais pas eux seulement. C’est tout ce pays romand qui le pleure. Car la vision qu’il peut avoir de lui passe par les livres. Sans eux nous ne serions qu’un province muette. Mais pour que monte la parole, il faut d’abord l’envie de l’écriture, fort répandue, et un peu plus: l’éditeur capable d’écoute.

Certains ont des cadres précis, des champs de compétences, des préférences déclarées. Et puis il y avait Moret. Attentif, curieux. Je le vois, sur son fauteuil, en face de moi sur le canapé râpé, à côté de l’étagère où s’entassent les manuscrits «à lire». Avec un café qu’il est allé chercher à côté, dans sa cuisine. Nous parlions de tout. La liberté de son propos, la justesse de ses mots, son regard légèrement rieur, c’était la magie de l’éveilleur. Qui, dans le meilleur des cas, se reportait ensuite sur les lecteurs. Il est arrivé que nos points de vue divergent sur tel ou tel sujet, la conversation ne se crispait pas, comme si souvent avec ceux qui ont des opinions rigides et exclusives. Il interrogeait et s’interrogeait en même temps. Sa tête carrée de paysan fribourgeois restait souriante. Je me demandai souvent d’où lui venait cette rare ouverture d’esprit. De son parcours sans doute, ses débuts à la Poste, puis à la librairie, puis le grand saut vers l’édition par amour des mots. Il aurait pu faire une carrière d’écrivain, il préféra éveiller les autres, les faire avancer. Il a livré son secret dans une phrase simple, dans la préface, rédigée à Noël 2022, d’un tout petit livre qui a beaucoup plu au public (Ceux qui rient sont ceux qui savent: «Le destin qui fait et défait les vies nous laisse souvent interrogatifs. Méfions-nous de ceux qui croient savoir, mais cela ne constitue pas une raison de ne plus chercher»).

Je ne suis pas sûr que les Romands, à l’exception des lecteurs de livres, aient pris la mesure de l’ampleur du personnage. Rien ne prédestinait une enseigne à bout de souffle dans les années 70 à un tel rebond: 1’700 titres. Des découvertes, des rééditions de grands noms, des romans, des poèmes, et tant de textes inattendus. Il fallut à cet homme une énergie, une constance, une sobriété dont on l’a trop peu félicité. Il n’avait cure des compliments. Son chemin était modeste et à la fois follement ambitieux. Son aura chaleureuse fit le reste, auprès de celles et ceux qui l’accompagnèrent au quotidien dans sa besogne, auprès de ses auteurs et de ses quelques soutiens amicaux. Moret n’appartenait pas au monde culturel en vue, choyé par les fondations richissimes et les pouvoirs publics dont, il est vrai, la teinte politique ne s’accordait pas toujours avec le chatoiement divers du bonhomme. Clin d’œil révélateur: il eut droit à une subvention de la Ville de Vevey: cinq mille francs, dans un budget de 12 millions. Un indépendant, un vrai, dans tous les sens du terme.

L’heure est celle de la reconnaissance. Le jour d’après sera celui de tous les efforts pour que cet héritage se perpétue. Il en faudra, du courage. Mais Moret nous en a tant donné.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Bonnes vacances à Malmö!

Les choix stratégiques des Chemins de fer fédéraux interrogent, entre une coûteuse liaison Zurich–Malmö, un désintérêt persistant pour la Suisse romande et des liaisons avec la France au point mort. Sans parler de la commande de nouvelles rames à l’étranger plutôt qu’en Suisse!

Jacques Pilet
SantéAccès libre

PFAS: la Confédération coupe dans la recherche au moment le plus critique

Malgré des premiers résultats alarmants sur l’exposition de la population aux substances chimiques éternelles, le Conseil fédéral a interrompu en secret les travaux préparatoires d’une étude nationale sur la santé. Une décision dictée par les économies budgétaires — au risque de laisser la Suisse dans l’angle mort scientifique.

Pascal Sigg
Politique

La neutralité fantôme de la Suisse

En 1996, la Suisse signait avec l’OTAN le Partenariat pour la paix, en infraction à sa Constitution: ni le Parlement ni le peuple ne furent consultés! Ce document, mensongèrement présenté comme une simple «offre politique», impose à notre pays des obligations militaires et diplomatiques le contraignant à aligner sa politique (...)

Arnaud Dotézac
Politique

Honte aux haineux

Sept enfants de Gaza grièvement blessés sont soignés en Suisse. Mais leur arrivée a déclenché une tempête politique: plusieurs cantons alémaniques ont refusé de les accueillir, cédant à la peur et à des préjugés indignes d’un pays qui se veut humanitaire.

Jacques Pilet
Economie

Le secret bancaire, un mythe helvétique

Le secret bancaire a longtemps été l’un des piliers de l’économie suisse, au point de devenir partie intégrante de l’identité du pays. Histoire de cette institution helvétique, qui vaut son pesant d’or.

Martin Bernard
Sciences & Technologies

Des risques structurels liés à l’e-ID incompatibles avec des promesses de sécurité

La Confédération propose des conditions d’utilisation de l’application Swiyu liée à l’e-ID qui semblent éloignées des promesses d’«exigences les plus élevées en matière de sécurité, de protection des données et de fiabilité» avancées par l’Administration fédérale.

Solange Ghernaouti
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Culture

Ecrivaine, éditrice et engagée pour l’Ukraine

Marta Z. Czarska est une battante. Traductrice établie à Bienne, elle a vu fondre son activité avec l’arrivée des logiciels de traduction. Elle s’est donc mise à l’écriture, puis à l’édition à la faveur de quelques rencontres amicales. Aujourd’hui, elle s’engage de surcroît pour le déminage du pays fracassé. Fête (...)

Jacques Pilet
Culture

A Iquitos avec Claudia Cardinale

On peut l’admirer dans «Il était une fois dans l’Ouest». On peut la trouver sublime dans le «Guépard». Mais pour moi Claudia Cardinale, décédée le 23 septembre, restera toujours attachée à la ville péruvienne où j’ai assisté, par hasard et assis près d’elle, à la présentation du film «Fitzcarraldo».

Guy Mettan
Culture

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
Economie

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud