Les surprises d’un voyage en Suisse

Publié le 25 mai 2020
L’appel des Pères de la nation aux Suisses pour qu’ils passent leurs vacances au pays n’enthousiasme pas tous. Aux hésitants un livre récent est à recommander: La Suisse de travers de Daniel de Roulet (Ed. Héros-Limite). Ce marcheur impénitent l’a parcourue d’ouest en est et du nord au sud. Pas seul. Accompagné d’auteurs qui ont foulé les mêmes chemins. C’est inattendu et délicieux.

Il faut dire d’emblée que cet écrivain n’est guère chauvin. Il exprime ce qu’il appelle, comme Ramuz, un «patriotisme géographique», plutôt transfrontalier, plurilingue – ce diable d’homme les pratique quasiment toutes! -, en quête de découvertes plus que de confirmations rassurantes. Le suivre dans ses pérégrinations, ses bouquins dans le sac à dos, réserve bien des surprises.

Quel Romand aurait l’idée d’aller flâner à Heiden, ce village d’Appenzell Rhodes-Extérieures? C’est là pourtant qu’une grande figure genevoise a passé la fin de sa vie. Un petit musée lui est dédié. Henry Dunant, prix Nobel de la Paix en 1901, l’auteur du livre publié en 1862 sur les horreurs de la bataille de Solférino. Le père de la Croix-Rouge internationale. Bien vite rejeté par les grands bourgeois de Genève pour cause de faillites. Devant sa maison, sur les hauteurs de Rorschach, une statue du héros local le représente debout secourant un blessé.

Quel amateur de grande littérature aurait imaginé que Rimbaud, quittant la France pour la grande aventure, a passé par le Gothard en 1878 pour gagner l’Italie avant l’Afrique? Il y côtoie les ouvriers qui creusent le tunnel, les serveuses et prostituées exploitées par une maquerelle, propriétaire du Café dell’Unione. «Ce pays d’aspect si féroce est fort travaillé et travaillant», note-t-il dans une lettre. La route est rude dans la neige. « … Rien que du blanc à songer, à toucher, à voir, car impossible de lever les yeux de l’embêtement blanc qu’on croit être le milieu du sentier, impossible de lever le nez à une bise aussi calaminante, les cils et les moustaches en stalactites, l’orseille déchirée, le cou gonflé! Sans l’ombre qu’on est soi-même et sans les poteaux du télégraphes, qui suivent la route supposée, on serait aussi embarrassé qu’un pierrot dans un four.»

Quel arpenteur de l’Helvétie se douterait que tant de personnages illustres se sont pris les pieds dans les mêmes cailloux? De Roulet les retrouve à chaque vallon, à chaque lac, à chaque village. Certains attendus, comme Jeremias Gotthelf, Gottfried Keller, Robert Walser, Max Frisch qui vivait au Tessin… mais quelle émotion de suivre Johann Wolfgang von Goethe dans la vallée de la Reuss, où, dit-il, «les brouillards semblent vivants». Ou Balzac qui a franchi lui aussi le Gothard en 1838: «J’avais fait un voyage horriblement beau; il est bon de l’avoir fait, mais c’est comme notre déroute de Russie: heureux qui a vu la Bérézina et qui se trouve sur ses jambes sains et sauf!» Le voyageur pédestre d’aujourd’hui s’interroge en regardant les passants et les marcheurs: que dit leur façon de poser un pied devant l’autre? Comme Balzac: «Trouver en quoi pêchaient les démarches vicieuses… Rechercher si les anciens marchaient bien, quel peuple marche le mieux entre tous les peuples; si le sol, le climat est pour quelque chose dans la démarche.»

Il y a peu de chances que les offices de tourisme proposent ce petit livre aux visiteurs, marcheurs ou pas. Car cet arpenteur à la plume fine dessine la Suisse à l’envers des clichés. Il a bien trouvé quelque part un paysan barbu mais sans la pause des vendeurs en costumes de fromages appenzellois. Il laisse remonter, sans insister, ses combats politiques d’hier. Et ses sursauts critiques d’aujourd’hui, dans une subtilité littéraire plus aiguë, si l’on sait lire, que les proclamations verbeuses.

Ce Genevois discret, fort présent néanmoins dans les librairies, donne envie de sillonner la Suisse, pedibus ou pas. On n’a pas tous ses mollets endurants.

Et l’on s’interroge à le suivre avec ses citations lâchées sans la moindre pédanterie, sur ce bout d’Europe. Mais pourquoi donc tant d’écrivains et d’artistes l’ont-ils parcouru et s’y ont souvent attardés? La position géographique centrale? Sans doute. Mais encore? Peut-être y a-t-il un méli-mélo particulier entre d’une part les montagnes, les collines, les lacs, les villes et villages, et d’autre part des peuplades diverses, dignes ou médiocres qui finissent par donner une âme à ce pays. Assemblage attirant en tout cas, à en juger par la foule des voyageurs qui ont accouru dans ces contrées. Pas tous à pied, pas tous non plus en autocars bondés de touristes pressés.

Bref, un bouquin tout mince mais d’une épaisseur certaine.


Daniel de Roulet, La Suisse de travers, Ed. Héros-Limite, 2020

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