«Les médias entre les mains des milliardaires: vous savez pourquoi?»

Publié le 20 juillet 2020

Un mégot jeté à terre, un masque qui glisse, une petite histoire qui en dit long sur la France d’aujourd’hui — et sur la presse, accessoirement. – © Riccardo Romano

Je sais, c’est très mal, j’ai jeté un mégot dans une grille d’égouts, faute de poubelle publique, place St.-Michel à Paris. Surviennent alors deux policiers…

«Vos papiers, s’il vous plaît. Vous savez pourquoi nous vous interpellons?» Je l’apprends. Cela vous fera une amende de 75 euros. Le chef, corpulent et rigolard, passe l’affaire à son jeune et fluet adjoint et s’en va. Celui-ci me demande si Rossinière est bien mon lieu de naissance. J’acquiesce. C’est un peu long d’expliquer ce qu’est le lieu d’origine en Suisse. Et vient une question que le policier juge lui-même indiscrète, en s’en excusant: «Vous travaillez encore? Ou vous êtes retraité?» Les deux, mon caporal. «Et si j’ose, dans quel domaine?» Le journalisme. Commentaire inattendu: «Dur métier en ce moment, n’est-ce pas?» A qui le dites-vous. Et la conversation s’embraie. «Le problème, en France, c’est que la plupart des médias sont en mains de milliardaires.» Je le sais, merci. «Vous savez pourquoi?» Je bredouille: l’économie, la concentration… «D’accord mais il y a autre chose: ainsi les journaux, les radios, les télés, presque tous les médias nous racontent en gros la même histoire. Il y a des exceptions, mais pas beaucoup. Heureusement, sur internet, on trouve des points de vues différents…» Stupéfaction. Vague approbation. Et arrive l’heureuse conclusion: «Ne vous en faites pas, vous ne recevrez jamais la contravention.»

Je ne saurai pas quelle «histoire» le jeune policier aurait aimé entendre davantage. Pas forcément celles que je souhaiterais. Mais la frustration ainsi exprimée dit quelque chose sur la France, et pas seulement elle.

Au retour, dans le TGV, le contrôleur me réprimande plus sèchement que les flics cités ici. Mon masque a glissé sous le nez. Il couvre encore la bouche mais pas l’entrée d’air. Les vaches blanches de Bourgogne nous regardent passer. Elles rassurent. Elle paraissent moins folles que nous.

Je lis alors l’article de Slobodan Despot dans Antipresse sur Bari Weiss, rédactrice de la page opinions du New York Times, qui vient de quitter le prestigieux journal en raison du climat d’intolérance qui y règne. Elle rappelle, dans sa lettre de congé, que les médias n’ont pas vu venir le phénomène du vote en faveur de Trump. «Mais les leçons qui auraient dû être tirées de l’élection — des leçons sur l’importance de comprendre les autres Américains, la nécessité de résister au clanisme et la place centrale du libre échange des idées dans une société démocratique— ne l’ont pas été. Au lieu de cela, un nouveau consensus a émergé dans la presse, mais peut-être particulièrement dans ce journal: que la vérité n’est pas un processus de découverte collective, mais une orthodoxie déjà connue de quelques individus éclairés dont la mission consiste à en informer tous les autres.»

Et puis ces mots inquiétants: «On m’a toujours appris que les journalistes étaient chargés d’écrire le premier brouillon de l’histoire. Maintenant, l’histoire est devenue une chose éphémère de plus, modelée pour répondre aux besoins d’un récit écrit d’avance.»

J’ai repensé alors au discours du jeune policier de la place St.-Michel.


Citations tirées de Antipresse.

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