Le poison du Kremlin

Publié le 3 juin 2022
Documentaire étonnant, le «Navalny» du Canadien Daniel Roher tire le portrait de l'opposant russe dans l'intervalle entre son empoisonnement par les services secrets et son retour au pays. Où l'on découvre un homme d'un courage insensé doublé d'un sacré bateleur, mais pas si seul qu'on pourrait le croire.

Le cinéma documentaire a connu un tel essor ces dernières décennies qu’il ne semble plus y avoir un seul sujet «chaud» qui n’ait son réalisateur à l’affût. Dans la lignée de CitizenFour de Laura Poitras (2014), sur Edward Snowden, et de The Dissident de Bryan Fogel (2020), sur Jamal Khashoggi, voici donc le très clairement intitulé Navalny, qui nous fait revivre «de l’intérieur» les événements dramatiques qui ont amené l’opposant le plus en vue du régime Poutine de son fameux empoisonnement manqué à son emprisonnement actuel. Un de ces documentaires à l’américaine, inspiré dans sa forme (montage et musique, en particulier) par la fiction, de sorte que le spectacle s’avère plus prenant et édifiant que bien des thrillers d’espionnage fatigués d’aujourd’hui.

C’est durant son séjour forcé de cinq mois en Allemagne que le Canadien Daniel Roher (auteur d’un remarqué Once Were Brothers consacré au groupe rock The Band) a rejoint Alexeï Navalny, flairant un bon coup. Bien vu, tant son protagoniste, à peine remis sur pied, se montre demandeur, charismatique et combatif. Le film suit ainsi en direct l’enquête menée pour trouver les responsables de sa tentative d’assassinat en Sibérie et pour finir le retour bravache de Navalny à Moscou où l’attend la police. Mais il trouve aussi un peu de temps pour observer ce pur animal politique en action, en compagnie de sa famille et d’une poignée de proches collaborateurs, nous invitant à prendre parfois un peu de distance. Même clairement en empathie avec son «héros», le cinéaste évite donc une tonalité par trop hagiographique.

Un communicateur né

Grand gaillard blond aux yeux bleus, relativement à l’aise en anglais et parfaitement devant une caméra, Navalny est un communicateur né. Il est avocat de formation, croisé anti-corruption par vocation et grand amateur de réseaux sociaux par nécessité: ce sont ses podcasts dénonciateurs qui l’ont rendu populaire au point d’inquiéter sérieusement un Kremlin qui pensait avoir parfaitement verrouillé l’information en Russie. Le film ne s’attarde guère sur son parcours entre journalisme et politique (ce sera pour une autre fois), se concentrant plutôt sur le présent, qui l’a vu réchapper de justesse à l’attentat en étant évacué vers un hôpital de Berlin grâce à l’intervention de ses proches. Plus tard, c’est depuis un endroit tenu secret en Forêt-Noire qu’il mène son enquête avec l’aide décisive d’un nouvel allié providentiel, le journaliste-hacker bulgare Christo Grozev du site Bellingcat, tout en reprenant son activité d’agitateur politique.

Le moment phare du film vient lorsque Navalny parvient à piéger l’un des conspirateurs par téléphone en se faisant passer pour un homme du Kremlin et à lui faire avouer le modus operandi de toute l’opération (un empoisonnement au Novitchok, comme pour l’espion Sergueï Skripal à Salisbury en 2018). Où l’on découvre les possibilités d’identification effarantes du data mining, capable d’identifier jusque des agents secrets, ainsi que les failles de ces supposés services d’élite. On se souvient peut-être des articles de presse de l’époque. Mais de suivre le tout enregistré en direct et traité avec un certain sens du suspense est encore autre chose…

Grands moyens contre petit danger?

C’est sans doute cela, le principal apport d’un tel film: à défaut de scoop, nous donner un sens du réel, du vécu, bien plus fort que les impersonnels rapports d’agences de presse et les pauvres illustrations du téléjournal. Autour d’un Navalny apparemment prêt à devenir un martyr de sa cause, on découvre ainsi une famille soudée et des collaborateurs dévoués, qui expliquent sans doute mieux que bien des discours la force du bonhomme. Par contre, une organisation fondée sur les réseaux sociaux ne fait pas encore un parti solide et au-delà de sa lutte contre la corruption et pour les libertés, on devine un programme politique assez mince. Pour ratisser le plus large possible, quitte à s’allier avec les gens les moins fréquentables?

En tout cas, Vladimir Poutine ne s’est pas trompé sur la dangerosité de cet homme, qu’il aura vainement tenté de minimiser. Comme l’assassinat par balles de Boris Nemtsov (qui enquêtait sur les mensonges ukrainiens du président russe…) en 2015, la tentative contre Navalny porte sa signature et nul ne paraît en douter. Il faut voir la foule prête à accueillir le retour de ce dernier à Moscou en janvier 2021 et l’ampleur du dispositif policier, qui finira par dévier l’avion sur un autre aéroport à la dernière minute, pour se rendre compte des tensions qui traversent cette société, même tenue d’une main de fer et systématiquement désinformée. 

A l’arrivée, on peut avoir quelques réserves quant à cette sorte de documentaires spectaculaires, eux-même parfois trop manipulateurs dans leur forme et au service de leurs protagonistes. Mais elles restent mineures en regard de leur utilité évidente, ne serait-ce que pour mémoire. Car pour l’heure, Alexeï Navalny croupit toujours dans une colonie pénitentiaire, condamné par une pseudo-justice, maltraité et affaibli, tandis que l’attention du monde est dirigée ailleurs selon une fuite en avant criminelle devenue sans limites.


A lire aussi sur le sujet: L’affaire Navalny ou de l’usage du complotisme


«Navalny», documentaire de Daniel Roher (Etats-Unis, 2022). 1h38

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