Le CICR sous le feu des critiques

Publié le 20 mai 2022
La grande machine humanitaire basée à Genève apporte beaucoup à la population ukrainienne frappée par la guerre. Médicaments, vivres, matériel sanitaire par centaines de tonnes. Avec de nombreux délégués de nationalités diverses (plus de 600) et avec l’aide de diverses Croix rouges nationales, celle d’Ukraine en tête. Elle a fait ce qu’elle pouvait pour évacuer de Marioupol les civils bloqués, et tout récemment, avec l’ONU, les militaires de Azovstal qui rendaient les armes, désormais dûment enregistrés. On ne peut que s’en féliciter. Mais au chapitre de la protection des prisonniers des deux camps et du sort des personnes déplacées en masse, aucun mot fort. Signe d’impuissance? Ou changement de priorités? Troublant. Pour d’autres raisons aussi le climat est lourd à la tête du CICR.

Des organisations humanitaires internationales qui apportent des aides aux populations en détresse à travers le monde, il y en a plusieurs. Mais une seule a pour mandat spécifique et historique, la protection des prisonniers de guerre et des détenus en raison d’un conflit armé, spécifié dans les Conventions de Genève (1949), signées par la plupart des Etats. La Russie et l’Ukraine les ont ratifiées. Cette mission – visites, information et soutien aux familles – s’est révélée très difficile, le plus souvent impossible dans les guerres récentes qui n’opposaient pas des Etats mais des groupes armés à l’intérieur même des Etats. Ceux-ci acceptaient souvent l’aide humanitaire du CICR mais refusaient l’application de cette clause centrale des Conventions de Genève. Or en l’occurrence, ce sont bel et bien deux Etats qui se font la guerre. Cette prestigieuse institution aurait l’autorité et toutes les raisons de réclamer haut et fort la lumière sur le sort des prisonniers. Elle ne le fait pas dans sa communication officielle, d’ailleurs étonnamment parcimonieuse. Interrogée, elle nous fait savoir que «le CICR est en discussion avec les parties au conflit en Ukraine en ce qui concerne notre accès aux prisonniers de guerre. Ce processus s’inscrit dans le cadre de notre dialogue confidentiel, et nous ne pouvons communiquer aucune autre information actualisée pour le moment».

La discrétion est requise bien sûr, mais pourquoi ne pas dire que ces pourparlers ont lieu s’ils se tiennent vraiment? A quel niveau? A quel rythme? Avec quelles perspectives? Avec quelle écoute chez les dirigeants interpelés?

Les belligérants usent et abusent de la communication dont on connaît le rôle immense. Pourquoi le CICR ne pourrait-il pas, lui aussi, y recourir davantage, élever la voix, dans la pondération et l’équité, pour rappeler à la face de l’opinion mondiale les principes essentiels en situation de guerre? Il dispose pour cela d’un appareil puissant (50 millions lui sont dédiés). Multiplier les tweets et retweets succincts ne suffit pas. Les chuchotements diplomatiques, c’est bien. Mais une parole publique forte, dans le fond et la forme, peut aussi avoir son effet. Surtout si elle est soutenue par tous les relais diplomatiques dont dispose l’institution. Elle exercerait une utile pression sur les pouvoirs concernés. Comme ce fut le cas à plusieurs reprises dans les années 70 et 90 au sujet des visites de prisons. L’actuel président paraît plus préoccupé par l’aide humanitaire en général, moins litigieuse. Elle ne fâche personne. Alors que la question des détenus irrite fort les Etats, dont les dirigeants pourraient être moins portés aux chaudes poignées de main, dûment photographiées, avec le président en charge de l’application des Conventions de Genève, si embarrassantes pour certains.

L’ampleur et l’horreur de la guerre actuelle bouleversent le jeu. La situation, à ce chapitre négligé, est désastreuse. Des vidéos diffusées sur le net, authentifiées par Le Monde, montrent par exemple des prisonniers russes ensanglantés, ligotés, aux mains de combattants ukrainiens qui vont jusqu’à leur tirer dans les jambes. Dans ce cas, l’examen minutieux du document fait apparaître la responsabilité de la milice néo-nazie Slobozhanshchyna, créée en 2014, puis dissoute par le gouvernement en raison d’atrocités et de détournements de fonds, réapparue le 24 février 2022 et réintégrée dans le cadre de l’armée. Qui élève le plus la voix sur les violations des Conventions de Genève? L’organisation Human Rights Watch qui s’y réfère souvent. En l’occurence elle dénonce en détails, de façon probante, des cas de torture, d’exactions, d’exécutions sommaires, d’enlèvements, commis par les troupes russes notamment lorsqu’elles se trouvaient dans les régions de Kiev et de Tchernihiv. L’ONG reste plus discrète sur les dérapages côté ukrainien.

Autre défi: on en sait peu sur le sort promis aux soldats capturés par les Russes. Des blessés auraient été hospitalisés à Donetsk. Des tweets vengeurs réclament leur mise à mort. L’inquiétude des familles, de part et d’autre, est immense. Seule avancée connue: le CICR a été autorisé, depuis le 17 mai, à enregistrer et donc contacter les proches des combattants d’Azovstal qui se sont rendus. Mais la guerre dure depuis deux mois et demi. Des milliers de détenus, dans les deux camps, restent hors de tout radar humanitaire. La possibilité d’échanges de prisonniers a été évoquée. Certains ont déjà eu lieu, convenus par les Russes et les Ukrainiens. Le CICR parviendra-t-il à en obtenir d’autres et à les accompagner?

A cela s’ajoute le casse-tête du transfert de plusieurs centaines de milliers de civils extirpés des zones de combat et conduits vers la Russie. Ont-ils tous choisi cette destination de leur plein gré? Il est permis d’en douter. D’après un examen attentif des médias locaux et de photos aériennes, il y aurait 66 centres d’accueil à travers cet immense territoire. Selon le gouvernement, les personnes qui préféreraient aller à l’ouest de l’Ukraine le pourraient avec l’aide de l’ONU et du CICR. Mais aucune confirmation factuelle n’atteste de cette bonne volonté. A Kiev, plusieurs personnalités politiques, dont la déléguée du Parlement aux droits humains, accuse l’organisation de faciliter ces transferts de populations d’entente avec les Russes. Ce qui a été énergiquement démenti.

Le climat politique en Ukraine autour du CICR est tout sauf bon. Les photos de la rencontre chaleureuse entre son président et le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov ont crispé les Ukrainiens. Certains ressortent les tweets où Peter Maurer évoquait ses chaleureuses relations avec le dit ministre. La Russie l’a d’ailleurs honoré, l’an passé, à sa Mission de Genève, en lui attribuant la médaille Martens, la plus haute distinction du ministère des Affaires étrangères russe, «pour la promotion des valeurs du droit international humanitaire». Etait-ce habile d’accepter? Les diplomates suisses, eux, non sans raison, ont l’interdiction de se parer de telles décorations. Le président de l’institution n’est pas près de recevoir une telle distinction à Kiev! On y a la dent dure à son endroit. C’en est au point que nombre de délégués du CICR sur place en Ukraine évitent d’arborer son sigle sur leurs brassards et leurs véhicules.

Deux autres sujets rendent la fin prochaine du mandat de Peter Maurer particulièrement délicate. Des voix s’élèvent, notamment chez les anciens de la maison, pour dénoncer un rapprochement excessif avec le gouvernement suisse. Alors que le CICR doit rester, selon ses statuts et son mandat, indépendant par rapport à tous les Etats. Il a sa propre définition de sa neutralité. Qui ne colle pas avec celle, à géométrie fort variable, de la Suisse. Or il arrive à son président, ex-secrétaire d’Etat, resté fort familier du DFAE, d’accompagner notre ministre des Affaires étrangères en tournée internationale pour promouvoir la Suisse humanitaire et accessoirement l’adhésion au Conseil de sécurité de l’ONU. Instrumentalisation?

En mai 2021, un curieux tandem a même officiellement vu le jour. Le CICR et le DFAE ont annoncé, fort discrètement, une «Alliance mondiale pour les disparus». Noble cause. D’innombrables personnes disparaissent en effet dans tant de pays. En temps de guerres, de répressions, de migrations. Une première réunion s’est tenue à Berne le 7 avril 2022. Problème: seulement dix Etats ont adhéré: l’Argentine, l’Azerbaïdjan, l’Estonie, le Koweït, le Mexique, le Nigeria, la Norvège, le Pérou, la République de Corée et la Suisse. Ce qu’il faut bien appeler un machin aux contours flous – on ne sait rien de son fonctionnement et de son financement – est passé totalement inaperçu. Bien des diplomates helvétiques en poste n’en ont même jamais entendu parler! Espérons qu’ils mettront ce beau projet sous le nez des dirigeants chinois qui, au chapitre des disparitions politiques, en connaissent un bout.

Enfin une polémique ressurgit. Est-il bien convenable que le président du CICR siège dans la haute instance du World Economic Forum? Cette fondation, dotée d’un gros appareil à Genève, dirigée par son fondateur Klaus Schwab (84 ans), soutenue par les plus puissantes entreprises du monde occidental, brasse une foule de thèmes, de «l’intelligence globale» à l’humanitaire, avec un fatras de préoccupations économiques, philosophiques, sociétales… et politiques. Libre à elle de bannir toute présence russe à Davos ces prochains jours et d’inviter aux honneurs le maire de Kiev, le bouillant Vitaly Klitschko, sinon l’incontournable Volodymyr Zelensky. Mais la présence au plus haut niveau du WEF de Peter Maurer, par ailleurs encore président du CICR, pose un vrai problème quant à la neutralité de celui-ci, telle qu’elle est perçue dans les pays traumatisés par la guerre, aux nerfs à vif.

Cette double casquette a amené un attelage concret. En 2020, le Forum économique mondial s’est officiellement engagé avec le CICR «afin de développer une plateforme permettant de mettre en relation des porteurs de projet et des investisseurs dans le domaine de l’aide humanitaire et du développement». Avec quels résultats? Mystère. Les plus grands patrons du monde ont peut-être d’autres sujets de préoccupations… Ces deux entités, celle fondée en 1863 par Henry Dunant et celle créée – à de toutes autres fins – par Klaus Schwab en 1971, ont ceci de commun dans leurs discours actuels: elles promeuvent de grands idéaux – par nature pas forcément convergents! –, elles disent s’engager pour un monde meilleur, elles appellent à la générosité des donateurs, mais elles restent floues quant à l’information sur leurs résultats effectifs et sur leur gestion, notamment sur leurs coûts internes de fonctionnement.

Mais à travers ce lien on retrouve la grande idée de Peter Maurer: associer le privé à l’humanitaire. Ainsi fut aussi créé un curieux système d’«obligations à impact humanitaire» («humanitarian impact bonds»). Les entreprises privées sont invitées à financer des projets conduits par le CICR. Avec une étude d’impact après un certain temps. En cas de succès, ces «philanthropes» sont remboursés avec versement d’intérêts. En cas d’échecs, une part de la mise est perdue. Le tout garanti par des Etats bienveillants. Bilan? Les fonds ainsi levés – 26 millions de francs – ont permis de créer et faire fonctionner trois centres de réadaptation physique en Afrique (au Nigéria, au Mali et en République démocratique du Congo). Bien modeste contribution au regard du budget du CICR: 2,2 milliards. Dont plus de 80% fournis par quelques Etats et l’Union européenne. Quant à la Suisse, elle verse 156 millions dont 80 millions voués au fonctionnement de la centrale genevoise. C’est dire que le public, ici comme ailleurs, a droit à une information claire et la plus complète possible sur son action.

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