Le cavalier découvreur du monde

Publié le 9 juin 2023
Cette rencontre fait du bien, surtout à qui s’efforce de se désembourber des opinions ressassées et des affrontements de chapelles. Qui est Jean-Louis Gouraud? Ecrivain, autrefois journaliste, grand voyageur, homme d’affaires à l’occasion et plus que tout amoureux du cheval. Plus qu’un loisir, un art de vivre, une façon d’ouvrir les yeux sur les paysages et l’humanité, de rappeler l’histoire aussi. Ce qu’il appelle l’hippologie. Contée avec légèreté. Avec un regard qui dépasse largement sa monture. Comme en atteste le titre de son dernier livre: «Heureux qui communiste a fait un beau voyage...» Sous-titre: «Dis-moi, camarade, le communisme, pourquoi vous ne l’avez pas essayé d’abord sur les animaux?»

Gouraud arrivait à Moscou quand des putschistes tentèrent de débarquer Gorbatchev. Il s’y rendit quelques fois ensuite, au temps de Eltsine et dans les premières années de Poutine. Faisant l’un de ces voyages à cheval depuis Paris! Trottant aussi sur sa monture dans maintes contrées de la Russie profonde. Il en parle avec affection sans tomber dans l’admiration béate. Curieux de ce qui a pu provoquer l’effondrement du communisme. Sans faire de théories. Il préfère brosser des portraits, raconter les amitiés ainsi nouées, parfois agitées. Des poètes, des hommes d’action, des personnages hors normes. Tant de talents divers, tant d’énergies… et pourtant le pays reste pauvre. «La Russie s’est toujours voulue plus grande, plus forte qu’elle n’est. C’est son drame: ses ambitions ont toujours dépassé ses moyens. C’est encore et toujours le cas aujourd’hui.» Mais prudent, il conclut ce chapitre par ces mots: «si vous croyez avoir tout compris de la Russie, c’est sûrement que vous n’avez pas compris quelque chose.»

Gouraud avoue un penchant pour des destinations jugées infréquentables. Telle la Syrie en 2019. Dans l’horreur de la guerre. Attiré certes par une rencontre hippique – il admire particulièrement les chevaux syriens –, effaré aussi par un constat historique. Ce pays a souffert et souffre encore de la dictature mais aussi et surtout des multiples interventions étrangères. Depuis l’époque où Français et Anglais se le disputaient après la Première guerre mondiale. Jusqu’à l’actuel conflit où diverses puissances contribuent à l’embrasement. La découverte d’une chapelle chrétienne au sein même de l’admirable mosquée des Omeyades à Damas attire son attention sur l’extraordinaire pluralité religieuse de cette société. «Ici les confessions se mêlent et s’entremêlent dans un inextricable tissage fait à la fois d’intimité et d’inimitié, présentant cinquante nuances de Dieu.» D’où l’émergence, au siècle passé, du parti Baas à vocation internationale, prônant non pas l’athéisme comme le prônait le communisme mais la laïcité. Assad père et fils s’en sont inspirés mais dans les faits, par leur brutalité, contribuèrent à la division jusqu’à la tragédie actuelle. Si longtemps attisée par les monarchies du Golfe et les Occidentaux, empressés auprès des «rebelles modérés», comme on disait, en réalité des islamistes sanguinaires. Cette approche de la Syrie, creuset des civilisations, méconnue aujourd’hui, va de surprises en surprises, de rencontres en rencontres. Elle repose des tartines précuites et éveille la curiosité. Comme Gouraud sait le faire à chaque voyage.

Il a bien sûr traîné aussi ses guêtres en Chine… où il a rêvé de s’établir en consultant hippique. Dans d’aussi improbables pays que le Turkmenistan où l’on célèbre le cheval comme une icône nationale sinon la divinité du post-communisme. Mais c’est l’Afrique qui ouvre le livre et domine son paysage. Il l’a parcourue dans tous les sens au fil des décennies, avec ou sans son chapeau de directeur du magazine Jeune Afrique. Là aussi le journaliste – et un peu plus que cela – tisse un réseau incroyable de relations personnelles avec à peu près tous les personnages qui ont conduit l’histoire de l’Afrique francophone de l’indépendance à aujourd’hui. Quelle galerie! Ils furent nombreux à vouloir introduire le «socialisme». Sans succès, avec des échecs souvent désastreux. C’est au Congo-Brazaville qu’un paysan lança ce mot à la face d’un sympathisant du Che venu louer le «socialisme scientifique»: «Mais dis-moi, pourquoi ne pas l’essayer d’abord sur les animaux?»

La seule tentative «à peu près sérieuse», et vite abandonnée, fut celle de la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso) sous la houlette de Thomas Sankara. Personnage charismatique qui osait même provoquer en public le président Mitterrand ou tenir un discours-fleuve à l’ONU, apportant à New York «le salut fraternel d’un pays où sept millions d’enfants, de femmes et d’hommes refusent désormais de mourir d’ignorance, de faim et de soif!» A Ouagadougou, Gouraud fut réveillé un soir vers minuit dans son hôtel: «Le patron t’attend». Pour un repas nocturne, riz et cuisse de poulet, un peu dure, ayant trotté en liberté. Palabre jusqu’au petit matin. Un an plus tard, Sankara était assassiné. Il avait 37 ans. Il reste dans la légende de ce pays.

En mars dernier – l’histoire n’est pas dans le livre – Gouraud reçoit un appel de son pote tchadien autrefois fréquenté à Paris, un journaliste qui écrivait dans un hebdomadaire d’opposition à la junte militaire au pouvoir: «Viens à N’Djamena. Il m’arrive un truc fou. Je viens d’être nommé Premier ministre!» Les militaires, pressés à l’international d’organiser rapidement des élections, avaient eu l’idée de charger un civil indépendant d’organiser leur préparation. Avec un cénacle de 47 partis, plus d’autres hors du jeu. Sourire de l’ami parisien. Mais mine grave quand on lui dit qu’il ne peut guère sortir de la capitale. Les milices islamistes sèment la terreur dans les campagnes.

S’il y a un chapitre dans cet ouvrage que devront retenir les historiens, c’est celui consacré à la Libye, à Kadhafi. Ce témoignage d’une trentaine de rencontres a de quoi désarçonner. Le «colonel» osa se distancer des habituels protecteurs, revendiquer un meilleur prix du pétrole et s’attira ainsi la vindicte armée des Occidentaux. Il osa préférer des femmes pour sa garde rapprochée et permettre leur accès à l’éducation, aux postes importants. Mais celui qui avait apporté un soutien fidèle à Mandela à l’époque de l’apartheid eut aussi la mauvaise idée de financer toutes sortes de groupuscules terroristes en Europe… Curieusement, il connut un moment de faveur chez ses adversaires, français compris. Jusqu’à aller planter sa tente dans le jardin de l’Elysée, invité par Nicolas Sarkozy. Peu après celui-ci sonnait cependant l’hallali avec ses alliés. Jusqu’à l’assassiner. Pourquoi? La pression de Bernard-Henri Lévy comme on le dit? Histoire de gros sous? Gouraud n’y croit guère et dit ne pas avoir trouvé d’explication convaincante. Quoi qu’il en soit cela mena au désastre, à l’essor des bandes armées islamistes qui jusqu’à aujourd’hui mettent l’Afrique sub-saharienne à feu et à sang. Reste une destinée romanesque, révélatrice des contradictions de l’histoire de toutes parts.

Pour qui cherche un antidote au simplisme et au manichéisme, ce livre est recommandable. D’autant qu’il est écrit d’une plume alerte. Sautillante même. Avec cette pointe d’humour qui facilite la digestion des tragédies.


«Heureux qui communiste a fait un beau voyage…», Jean-Louis Gouraud, Editions Favre, 196 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Culture

Ecrivaine, éditrice et engagée pour l’Ukraine

Marta Z. Czarska est une battante. Traductrice établie à Bienne, elle a vu fondre son activité avec l’arrivée des logiciels de traduction. Elle s’est donc mise à l’écriture, puis à l’édition à la faveur de quelques rencontres amicales. Aujourd’hui, elle s’engage de surcroît pour le déminage du pays fracassé. Fête (...)

Jacques Pilet

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

Quand notre culture revendique le «populaire de qualité»

Du club FipFop aux mémorables albums à vignettes des firmes chocolatières NPCK, ou à ceux des éditions Silva, en passant par les pages culturelles des hebdos de la grande distribution, une forme de culture assez typiquement suisse a marqué la deuxième décennie du XXe siècle et jusque dans la relance (...)

Jean-Louis Kuffer

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet

Quentin Mouron ressaisit le bruit du temps que nous vivons

Avec «La Fin de la tristesse», son onzième opus, le romancier-poète-essayiste en impose par sa formidable absorption des thèmes qui font mal en notre drôle d’époque (amours en vrille, violence sociale et domestique, confrontation des genres exacerbée, racisme latent et dérives fascisantes, méli-mélo des idéologies déconnectées, confusion mondialisée, etc.) et (...)

Jean-Louis Kuffer

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan

«L’actualité, c’est comme la vitrine d’une grande quincaillerie…»

Pendant de nombreuses années, les lecteurs et les lectrices du «Matin Dimanche» ont eu droit, entre des éléments d’actualité et de nombreuses pages de publicité, à une chronique «décalée», celle de Christophe Gallaz. Comme un accident hebdomadaire dans une machinerie bien huilée. Aujourd’hui, les Editions Antipode publient «Au creux du (...)

Patrick Morier-Genoud

Voyage en vélo à travers la Bulgarie (2)

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert une richesse culturelle insoupçonnée: les fresques des tombeaux thraces, vieux de 24 siècles, un stade et un théâtre romain parfaitement conservés et (...)

Roland Sauter

Ukraine-Iran, miroirs inversés de la grande guerre impériale occidentale

D’un côté l’Ukraine, agressée par son grand voisin russe et soutenue par les pays occidentaux. De l’autre l’Iran, brutalement bombardé par Israël et les Etats-Unis et pourtant voué aux gémonies. Sans parler de la Palestine, dont le massacre ne suscite que quelques réactions de façade. Comment expliquer une telle différence (...)

Guy Mettan

Quand Max Lobe dit le Bantou s’en va goûter chez Gustave Roud…

«La Danse des pères», septième opus de l’écrivain camerounais naturalisé suisse, est d’abord et avant tout une danse avec les mots, joyeuse et triste à la fois. La «chose blanche» romande saura-t-elle accueillir l’extravagant dans sa paroisse littéraire? C’est déjà fait et que ça dure! Au goûter imaginaire où le (...)

Jean-Louis Kuffer