Lausanne, personne ne descend

Berlin, 3,7 millions d’habitants. Lausanne, 430’000 habitants en comptant large. Sa gare aux allures de camp retranché dont la modernisation, commencée en 2021, durera jusqu’en 2034, nous dit-on aujourd’hui. Treize ans de chantier, personne ne pouvant assurer que le nouveau délai sera tenu.
Personne. C’est le mot-clé de ce pitoyable vaudeville technico-politique. A qui demander des explications, des comptes pour les inévitables surcoûts qu’il engendrera? Les CFF et l’Office fédéral des transports se renvoient la balle depuis plus d’un an. Il y a, dit-on, un souci de statique et de sécurité dans le projet présenté (les responsables ont eu plus de dix ans pour le peaufiner). Veut-on en savoir plus? Les CFF dévient vers les bureaux d’ingénieurs mandatés… qui renvoient aux CFF. Motus et bouche cousue, on paie assez de communicants pour ne rien dire! Le bon peuple se satisfera d’une lapalissade vaseuse: le chantier lausannois est «très complexe».
Sans blague? Parce que celui de la gare de Zurich – plusieurs étages en souterrain à proximité immédiate de deux cours d’eau – ne l’était pas, peut-être? Il a été mené à bien il y a belle lurette, en même temps que le projet Rail 2000, qui a accéléré la vitesse commerciale des trains entre Zurich et Berne à 170 km/h. Celle du trajet Berne-Lausanne reste limitée à 90 km/h. Les CFF promettaient de l’améliorer grâce aux nouveaux trains pendulaires plus rapides dans les courbes. Mais non: après moult pannes et retards, là aussi, les CFF ont piteusement admis que ces trains ne pourront pas circuler plus vite. Quant à l’axe Lausanne-Genève, paralysé au printemps dernier par une simple excavation sous les voies, les voyageurs entassés savent-ils que le trajet prend un peu plus de temps en 2022 qu’il y a un siècle?
Incompétence à tous les étages, sous-investissement. Notez qu’il serait faux d’en déduire que les CFF dédaignent la Suisse romande: ils s’y intéressent beaucoup… quand il s’agit d’immobilier. Entre Morges et Lausanne, les grues s’agitent en tous sens sur les chantiers de terrains appartenant à la régie fédérale. Là encore, les citoyens-contribuables savent-ils que ces vastes zones longtemps gardées en réserve pour d’éventuelles voies de garage (les CFF étant très gourmands et peu partageux en la matière) leur ont été offertes par la Confédération, notamment pour contribuer au renflouage de leur caisse de pension? Les retraités du privé n’ont pas eu cette chance.
Lente à réaliser le potentiel de ses hectares inoccupés, la régie s’y est mise hardiment ces vingt-cinq dernières années. Cela coïncidait avec le nouveau mantra des urbanistes: densifions le bâti le long des axes de transports publics, près des gares. Jackpot pour les CFF, en particulier dans l’ouest lausannois. Leur coup de maître fut d’échanger un méchant cul-de-sac en triangle coincé entre l’avenue Ruchonnet et les voies ferrées de la gare lausannoise avec une belle bande constructible à Malley où surgiront deux tours, un profitable ensemble bureaux-commerces-logements.
Malley, où d’anciens conseillers d’Etat racontent comment ils durent batailler pour arracher aux CFF une halte minimaliste qu’il a d’ailleurs fallu compléter récemment. Quant à Lausanne, le coûteux «pôle muséal» récemment terminé restera enchâssé pendant plus de dix ans dans les cabines de chantier, animé par un bal de camions et bulldozers. Tu parles d’une carte de visite.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la gestion calamiteuse de la mise à niveau de la gare de Lausanne. On pourrait hausser les épaules en se disant que les visiteurs de la «capitale olympique» pesteront contre cette ville-chantier qu’ils s’empresseront d’oublier, et que les Lausannois survivront. L’affaire dépasse pourtant l’irritation locale en ceci qu’elle signale une décadence, lente mais perceptible dans ce secteur comme dans d’autres – la crise énergétique par exemple. Il fut un temps où les Suisses étaient fiers de leurs chemins de fer, comme de leurs ingénieurs. Ponctualité des premiers, vision et qualité des seconds. Or le service des CFF se dégrade (à l’exception, soyons justes, du nombre de liaisons à disposition sur la majorité des lignes), la fluidité décisionnelle entre ingénieurs et politiques semble appartenir au passé.
L’heure est à la dilution des responsabilités, aux «task force» palliant la mauvaise communication entre services, aux rapports d’experts permettant aux uns de se défausser sur les autres – ce ballet à peine dérangé par les molles protestations d’élus qui ne maîtrisent ni les dossiers, ni les exécutants.
Après le nouveau report du chantier de la gare à Lausanne, la conseillère d’Etat Nuria Gorrite a remercié au téléjournal la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga de bien vouloir lui accorder une audience urgente pour recevoir une délégation romande. On se pince. Trois siècles après la mort du bon et naïf Davel, nous voici revenus au temps où les notables-sujets vaudois se rendent à Berne faire des ronds-de-jambe… Simonetta Sommaruga, tout en acceptant le principe d’une rencontre, a déjà fait savoir que pour elle, les questions de sécurité priment sur le reste. En clair: je ne peux pas grand-chose pour vous. Sur ce dossier comme sur d’autres, la gentille ministre promène son regard navré.
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