Publié le 23 août 2024
L’autre jour, je mangeais avec des Chinois. Des représentants du gouvernement. A un moment du repas, un gaillard très sympathique, visiblement le plus capé de ce groupe très hiérarchisé, se tourna vers moi et me confia: «Mais si vous n’êtes plus neutre, quel est notre intérêt à discuter avec vous? Vous allez devenir le Luxembourg plus les montagnes et les montres.» Est-ce le chemin que nous prenons?

Pendant longtemps, nous nous sommes targués de jouer, grâce à notre neutralité, un rôle spécial dans le monde. D’être un «Sonderfall», un cas particulier. En abandonnant la neutralité, devenons-nous une nation inutile?

Une commission d’experts propose de se rapprocher autant que possible de l’OTAN, y compris en menant des exercices conjoints. Le Blick, toujours aux avant-postes, a publié dimanche dernier le rapport commandité par Mme Amherd, probablement pour qu’il préconise ce qu’elle et son entourage souhaitent. Ce qui en ressort, c’est la volonté de se rapprocher le plus possible de l’OTAN, sans toutefois franchir le pas décisif de l’adhésion. L’OTAN est vue comme «le garant de la sécurité européenne». L’armée suisse se veut parfaitement «interopérable» avec les forces otaniennes, ce qui devrait faciliter une intégration au cas où les Russes arriveraient à nos frontières. Le choix du F-35, entaché de nombreux doutes, procède de la même logique. Au fond, les responsables de notre sécurité estiment que la Suisse doit se placer sous la protection américaine. C’est en tout cas comme cela que cette intégration informelle à l’Alliance atlantique est de plus en plus souvent perçue. Conséquence mécanique: la Suisse est de moins en moins perçue comme neutre. Pourtant, selon les derniers sondages, plus de 90% des Suisses restent attachés à la neutralité, même après l’agression russe contre l’Ukraine. Un fossé se creuserait-il entre la majorité de la population et les élites militaires?

Le concept de neutralité peut être résumé en trois étages. Un premier étage, purement juridique, interdit, selon la Convention de La Haye de 1907, de favoriser militairement une partie à un conflit. D’où le refus de livrer des armes à l’Ukraine. C’est peut-être la réaction outrée de certains de nos voisins qui incita Berne à lancer des amarres vers l’OTAN?

Plus important, il y a la politique de neutralité que le Conseil fédéral établit en toute indépendance. Ainsi, la reprise des sanctions contre la Russie en février 2022 a été décidée en un week-end sans consultation des chambres fédérales ou de qui que ce soit. Pourquoi n’a-t-on pas pu faire en 2022 ce que l’on a fait en 2014, soit se limiter à prendre des mesures pour éviter le contournement des sanctions occidentales contre Moscou? Personne n’a jamais répondu à cette question. En coulisses, on entendait: «Oh! Mais si vous saviez les pressions!» On aimerait savoir.

Les Américains ont-ils menacé de suspendre la licence de l’UBS ou de Nestlé? Alors on comprendrait la décision du Conseil fédéral. Oui, il y a des intérêts essentiels qui peuvent nous obliger à transiger avec nos principes. Malheureusement, l’explication officielle ne tient pas la route: le Conseil fédéral aurait décidé de s’associer aux sanctions occidentales en raison de la gravité des violations du droit international commises par la Russie. Ce n’est guère crédible, d’abord parce que si c’était cela, la vraie raison des sanctions contre la Russie, alors il y longtemps que nous aurions dû interdire tout commerce avec Israël. Ensuite, on devrait nous expliquer comment les sanctions en question vont inciter la Russie à cesser son agression. Il est très rare que des sanctions atteignent leur objectif. En 2020, une étude de l’Institut Hautes Etudes Internationales et du Développement de Genève était arrivée à la conclusion que les sanctions entendant contraindre un pays à changer de comportement n’atteignaient leur objectif que dans 10% des cas.

Il y a, troisième étage, la perception de la neutralité par le monde extérieur. C’est la dimension la plus importante, parce qu’elle détermine notre influence internationale. Lorsque les Russes disent ne plus reconnaître notre neutralité, c’est déjà assez grave: membre permanent du Conseil de Sécurité, pays jouissant de ressources minières inépuisables, destination importante d’investissements suisses, on n’a pas affaire ici à quantité négligeable. Mais lorsque nos voisins ricanent aussi devant nos oscillations, il y a de quoi s’inquiéter sérieusement. Le 20 août dernier, Le Monde titrait: «Un rapport explosif remet en cause l’historique neutralité suisse». Pour les Russes, les Européens, les Américains, sans oublier les Chinois, la neutralité suisse ne sera-t-elle bientôt plus qu’une coquille vide ou une contorsion risible et inconfortable?

Alors, sommes-nous destinés à devenir le Luxembourg plus les montagnes et les montres? Dans la démocratie directe qu’est la Suisse, la moindre des choses est de demander au peuple ce qu’il en pense. La question touche à notre identité. L’UDC a déposé une initiative qui interdirait au Conseil fédéral de reprendre des sanctions qui ne seraient pas décidées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Un mouvement de gauche soutient aussi l’initiative. Malgré tout le dégoût que peut inspirer l’UDC, il faut s’attacher à la substance des choses.

Si l’initiative passait, il deviendrait beaucoup plus difficile pour nos amis de nous mettre sous pression. Le Conseil fédéral aurait pu dire aux grandes démocraties, en ce week-end de février 2022: «Vous ne pouvez pas nous forcer à violer notre Constitution!» Ainsi, le gouvernement suisse serait mieux armé pour résister aux pressions. Le vote devrait avoir lieu au printemps 2026. Un rejet de l’initiative nous pousserait dans les bras de l’OTAN et des Américains. Et nous perdrions l’originalité sur laquelle nous avons su jouer depuis deux cents ans, mais surtout depuis 1945, pour nous profiler. La Suisse resterait riche, certes, innovante, certes, curieuse par sa multi-ethnicité, certes, mais quelle serait son utilité pour tenter d’alléger les souffrances des victimes de conflits en y mettant fin?

En sacrifiant cet aspect fondamental de son soft power, la Suisse deviendra-t-elle une nation inutile? Ou bien l’est-elle déjà? A-t-on vu la Suisse active pour mettre fin à l’horreur à Gaza? Le Bürgenstock fut-il autre chose qu’un service gratuit rendu à Zelensky et à ses soutiens occidentaux? 

Sachons toutefois garder la mesure des choses: faire la paix, en Europe orientale ou au Moyen-Orient, est avant tout l’affaires des grandes puissances. Notre rôle ne peut être que mineur. Et puis, après tout, le Luxembourg ne vit pas si mal.

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