L’humanitaire pour masquer l’incurie des dirigeants africains en matière de santé?

Publié le 10 juin 2022
L’inauguration en grande pompe à Dakar du navire-hôpital Global Mercy, appartenant à l’organisation humanitaire suisse Mercy Ships, incarne l’échec en matière de santé d’élites africaines promptes à aller se faire soigner à l’étranger.

Durant une semaine, les célébrations se sont enchaînées dans le port de Dakar à l’occasion de l’inauguration le 30 mai du plus grand navire-hôpital civil privé du monde, le Global Mercy, qui y a jeté l’ancre pour quatre semaines. Le président du Sénégal Macky Sall a personnellement accueilli en grande pompe le dernier-né de l’organisation humanitaire Mercy Ships, en compagnie des présidents de la Guinée-Bissau et des Comores, de leurs ministres de la santé, et de ceux de Gambie, du Cameroun et du Congo-Brazzaville. 

A cette occasion, le président Macky Sall a sacré Commandeur de l’Ordre national du Lion du Sénégal, la plus haute distinction du pays, le missionnaire évangéliste américain Don Stephens, qui a fondé à Lausanne en 1978 l’organisation Mercy Ships, enregistrée en Suisse comme association d’utilité publique. Ses principaux responsables ont fait le voyage de Dakar pour assister à l’événement, ainsi que des partenaires de l’organisation chrétienne, tels que le géant pharmaceutique américain Johnson & Johnson.

Durant son séjour au Sénégal, le Global Mercy va avant tout former des professionnels de santé, tandis que l’équipage de l’Africa Mercy, présent depuis le mois de février dans le port de Dakar, va continuer à enchaîner les opérations chirurgicales auprès d’une population largement livrée à elle-même en matière de soins de santé. 

Les discours dithyrambiques des officiels sénégalais et des pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale représentés, vantant les mérites de cette coopération médicale humanitaire et bénévole, masquent mal l’échec cuisant des dirigeants africains, incapables, plus de soixante ans après l’indépendance de leurs pays, d’offrir à leurs concitoyens et concitoyennes des services de santé hospitaliers dignes de ce nom. Même si dans plusieurs pays, des efforts ont été faits pour soigner certaines pathologies, l’écrasante majorité de la population est le plus souvent condamnée à se faire soigner dans des hopitaux qualifiés de «mouroirs» qui manquent de tout, à se tourner vers des guérisseurs aux compétences médicales aléatoires, ou à attendre le passage d’un navire-hôpital pour espérer recevoir des soins ou subir une opération.

Les fastes qui accompagnent l’inauguration du Global Mercy sont d’autant plus gênants que dans le même temps, le président du Sénégal et ses proches, à l’instar de ses homologues du continent, filent se faire soigner dans des hôpitaux européens, américains ou asiatiques au moindre problème de santé, voire pour un simple check-up. Les élites francophones se pressent dans les meilleures hôpitaux de la région parisienne ou du Maghreb. Tandis que les «en-haut d’en-haut» d’Afrique anglophone s’envolent en toute discrétion du côté de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis, mais aussi de l’Inde et de l’Afrique du Sud. 

Un nombre croissant de voix se font entendre pour dénoncer le tourisme médical des élites aux frais des contribuables, une pratique qui illustre non seulement la méfiance dont elles font preuve envers le système de santé de leur propre pays; mais aussi leur manque de volonté politique de construire et d’équiper des établissements hospitaliers qui bénéficient à l’ensemble de la population. Le quotidien sénégalais Wal Fadjiri a estimé à quelque 7 millions d’euros par année les frais engendrés par l’évacuation médicale de quelques dizaines de personnes proches du pouvoir, qui vont se faire soigner à l’étranger. 

Un véritable marché, très convoité, y compris par la Suisse, si l’on songe par exemple qu’un tiers des patients internationaux de l’Hôpital américain de Paris à Neuilly, soit 1’500 séjours par année, sont originaires d’Afrique subsaharienne et, dans une moindre mesure, du Maghreb. Les populations africaines sont désormais habituées à ces cérémonies officielles accompagnant le retour au pays des cercueils de présidents, ministres et hauts dignitaires, après leur décès à l’étranger, dans les structures hospitalières où ils avaient été évacués. 

Reste que ce n’est pas dans l’un des six blocs opératoires du Global Mercy que le président du Sénégal et ses proches se feront soigner; pas non plus sur l’Africa Mercy, qui, depuis 2007, fait escale dans les pays africains qui en font la demande – un navire dirigé durant l’année 2014 par l’ex-responsable de Nestlé Roland Decorvet, à bord duquel il avait emmené sa famille pour un circuit africain. L’arrivée au port de Dakar des deux navires-hôpitaux de l’organisation Mercy Ships intervient quelques jours après l’incendie de l’hôpital public de Tivaouane, ville située à 130 km de Dakar, dans lequel onze bébés ont perdu la vie. Un nouveau drame qui a choqué l’ensemble du pays et coûté son poste au ministre de la santé; mais qui ne représente que la pointe de l’iceberg d’un système de santé en pleine déliquescence.

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