J.-F. Colosimo: «Nous n’aurons pas de paix en Europe, tant que nous n’aurons pas réparé la Russie»

Publié le 22 septembre 2023
Jean-François Colosimo, intellectuel, théologien et historien des religions est un homme engagé et aussi un homme de foi. De confession orthodoxe, horrifié par l'invasion russe, il écrit, le cœur ému et vibrant, sans rien perdre de sa rigueur intellectuelle, «La crucifixion de l’Ukraine» (2022). C’est pour parler de cet ouvrage, d’histoire, de religion et d’actualité, que nous l’avons rencontré lors de l’un de ses passages en Suisse. Il s’est livré en toute bonhomie, la voix toujours grave cependant au vu de l'importance du sujet, face à une guerre qui continue.

Bon pour la Tête: Vous êtes philosophe et théologien, orthodoxe pour la précision. Qu’est-ce qui vous a poussé vers cette confession?

Jean-François Colosimo: Je ne suis pas sûr que ce détail biographique soit très important. Il est en tout cas lié à des questions personnelles. Toute ma jeunesse durant, j’ai fréquenté des écoles catholiques. J’étais un enfant qui avait la foi. Lors de mon adolescence, nous étions en pleine réception du Concile Vatican II, et je sentais que l’Eglise perdait de sa verticalité et la dimension du sacré dans ses célébrations. Depuis, heureusement, les choses ont changé, ma perception aussi. J’avais cherché alors dans l’ésotérisme ou dans les religions orientales de quoi me nourrir spirituellement. Resté affamé, je suis revenu vers ma foi chrétienne. J’ai rencontré une ermite orthodoxe, qui vivait un peu comme les pères du désert, dans le dénuement et la prière. L’orthodoxie m’a fasciné, et j’ai voulu m’y plonger pleinement en allant vivre pour un temps au Mont Athos.

En quoi votre foi et votre intérêt pour le phénomène religieux vous guident-ils encore aujourd’hui?

J’ai étudié la théologie à Thessalonique et à New-York, cependant que je continuais mes études en philosophie et en histoire des religions. Mais que faire de ces études? A l’époque, dans les dîners, l’on parlait de politique pour être sérieux, et de religion pour rire. Aujourd’hui la face du monde a changé et c’est plutôt le contraire. Donc, toute cette expérience de jeunesse a édifié ma vision du monde et m’a amené à formuler un projet de géopolitique, à travers l’improprement nommé «retour du religieux». C’est à partir de ce bagage que je regarde le monde, écris mes livres et réalise des documentaires.

Vous, l’orthodoxe, et tous les fidèles de cette confession qui fut martyre sous le communisme, vous sentez-vous trahis par le patriarche Kirill, par ses déclarations fanatiques et sa proximité avec le Kremlin?

Je ne me sens pas du tout trahi par Kirill, mais simplement horrifié. Néanmoins ce dernier n’inquiète pas mon orthodoxie, au contraire il la renforce. Il est précisément ce que je considère ne pas être l’orthodoxie. Pour moi, l’orthodoxie c’est la foi indivise des chrétiens dès le premier millénaire, avant l’implosion qui donne lieu au confessionnalisme. Si l’Eglise a un sens aujourd’hui, c’est en tant qu’elle véhicule cette foi primitive et originelle, qui a donné aux chrétiens des pères, des martyrs et des saints. Quant à Kirill, il semble plutôt se vouer lui-même à la damnation éternelle, puisqu’à l’instar du diable il se jette dans l’imposture. En effet, l’Eglise orthodoxe naît de l’Eglise de Constantinople, faisant partie du monde byzantin. Elle est un bastion de liberté face à l’invasion ottomane. Ensuite, dès 1917 et ce jusqu’à 1991, sous le bolchévisme, elle connaît plus de martyrs que toutes les Eglises réunies, avec pour victimes 600 évêques, 48’000 prêtres, 120’000 moines et moniales et ô combien de laïcs. Cette Eglise, Staline, ancien séminariste, l’a faite sortir du goulag pour trouver du soutien dans sa guerre contre le nazisme, et l’Eglise joue le jeu. Dès 1945, la persécution recommence. Mais après l’arrivée du métropolite Nicodème, dont Kirill est le disciple, le KGB se sert de l’Eglise pour la promotion de l’URSS et l’asservissement du peuple. A la chute du Mur, l’accointance entre l’Eglise et l’URSS a perduré sous un nouveau chef, Alexis II, un Kirill, déjà évêque, qui avait trop d’intérêts personnels à préserver pour tourner le dos au Kremlin. En restant l’allié de Poutine, le patriarche n’a donc rien d’orthodoxe.

En quoi l’Ukraine est-elle un enjeu pour Kirill?

La Russie n’est plus un empire sans l’Ukraine. De même que, sans l’Ukraine, le patriarcat perdrait la moitié de son Eglise. Il en perd aussi l’origine fondatrice, car le baptême de Constantinople est à la source du baptême de Kiev, lequel est à la source du baptême de Moscou. Kirill, pour tenir l’Ukraine en sa possession, est allé jusqu’à déclarer que la patriarche de Constantinople Bartholomée, qui est le chef de toute l’Eglise orthodoxe, était schismatique lorsqu’il a accordé plus d’indépendance à l’Eglise de Kiev vis-à-vis de Moscou. C’est dire combien cet homme est prêt à se mettre à dos le monde entier et toute l’orthodoxie afin de suivre les plans du Kremlin, dont il est l’un des oligarques.


«En restant l’allié de Poutine, le patriarche Kirill n’a rien d’orthodoxe»


Si l’Ukraine orthodoxe se sent oppressée par le patriarcat orthodoxe de Moscou, pourrait-on imaginer qu’en se tournant vers l’Occident, elle devienne catholique?

Pas du tout! D’abord parce que les catholiques ne représentent que 15% de la population et en plus ils sont divisés entre latins et gréco-catholiques. Ensuite parce que la position du Vatican a beaucoup varié à l’égard de l’Ukraine: juste avant que la guerre ne commence, la politique du pape François était plutôt celle de ne froisser ni Kirill ni Poutine, au détriment des revendications d’autocéphalie de l’Eglise de Kiev. François avait en effet besoin de la «bénédiction» des Russes pour accomplir son grand rêve de pape, à savoir celui d’aller à Pékin et de faire de la Chine une nouvelle terre de mission. Les Ukrainiens orthodoxes n’ont donc aucune sympathie à l’égard de l’Eglise catholique.

Vous parlez à la fin de votre livre de «l’illusion des retours» dans l’histoire. Est-ce qu’au fond rien n’a jamais cessé? Est-ce que la Guerre froide n’a jamais cessé? Est-ce que les totalitarismes du siècle dernier n’ont en fait jamais cessé?

Nous avons voulu croire en une nouvelle utopie à la chute du Mur de Berlin: celle de la mondialisation heureuse, où tout le monde allait s’embrasser et vivre en paix. Mais bien sûr, en croyant par-dessus le marché que tout le monde deviendrait démocrate et adopterait les valeurs de l’Europe dite «occidentale». C’est une évidence qu’il n’en est pas ainsi: la guerre en Ukraine en est une énième démonstration. Ceux qui croyaient que les vieilles guerres impériales ne seraient qu’un amer souvenir, du moins en Europe, se sont trompés. L’histoire continue et elle est tragique. Il est d’ailleurs plus chrétien de considérer la dimension tragique de l’histoire, que de croire que l’homme pourrait à lui seul, donc sans Dieu, construire un nouvel Eden. L’homme n’est pas le maître des temps, et encore moins celui de la fin des temps.

En conclusion, face au tragique de l’histoire, quelle est votre prière pour cette Ukraine crucifiée?

Que l’Ukraine ressuscite. Il faut la soutenir pour qu’elle sorte victorieuse de cette guerre criminelle et inique. Mais, même lorsque nous aurons aidé l’Ukraine à se relever, nous n’aurons rien gagné de la paix en Europe tant que nous n’aurons pas réparé mentalement et spirituellement la Russie, car la Russie c’est aussi nous, c’est aussi l’Europe. Et ça c’est une autre paire de manches.


 «La crucifixion de l’Ukraine. Mille ans de guerres de religions en Europe», Jean-François Colosimo, Editions Albin Michel, 288 pages.

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