Gare à la déesse Hybris et son compère Polemos!

Publié le 31 mai 2024

Illustration: © Marta Czarska (Zarka)

L’ex-diplomate Jean-Daniel Ruch qui fut envoyé spécial de la Suisse pour le Moyen Orient et ambassadeur en Serbie, en Israël et en Turquie, vient de publier «Crimes et Tremblements. D’une guerre froide à l’autre au service de la paix et de la justice» aux Editions Favre. Un parcours diplomatique riche en surprises et moments forts, dans la plus belle tradition suisse. Il livre ici ses réflexions à propos des humeurs belliqueuses qui se manifestent ces temps-ci.

Jean-Daniel Ruch


Il est courant dans le discours politique occidental de prendre comme référence la dualité bien-mal. Un clip électoral publié cette semaine par le mouvement polonais pro-européen Akcja Demokracja mettant en scène des méchants russes et de braves citoyens polonais résistants en est une des illustrations les plus récentes. Il s’agit de mobiliser les électeurs en vue des élections européennes du 9 juin. Sans remonter aux Croisades ou aux guerres de religion, rappelons combien l’histoire contemporaine est chargée de ce schéma mental semble-t-il commun aux religions du livre: l’Empire du mal (l’URSS) de Ronald Reagan en 1983, l’Axe du mal (Iran, Irak, Corée du Nord) de George W. Bush en 2002, jusqu’à la tentation bipolaire qui anime responsables politiques et commentateurs pour analyser les guerres russo-ukrainienne et israélo-palestinienne dans sa dernière incarnation gazaouie. Cette grille de lecture marquée par notre héritage judéo-chrétien nous aide-t-elle vraiment à saisir les complexités qui sous-tendent tout conflit? Et, surtout, inspire-t-elle à nos dirigeants les bonnes politiques? 

Pas sûr. D’abord, la diabolisation de l’adversaire rend beaucoup plus difficile toute solution négociée à un conflit. On ne traite pas avec le mal, ce serait immoral. On le détruit comme saint Georges tue le dragon. Deuxièmement, les lunettes manichéennes empêchent de voir au-delà du combat immédiat quelles sont les forces profondes qui animent les combattants. Prévenir les guerres, arrêter les boucheries, requiert une compréhension fine des intérêts et des motivations qui ont amené les acteurs à décider de passer à l’acte belliqueux. Ignorer cela, c’est perpétuer les conflits et leur litanie d’atrocités et de souffrances. Dans le cas de Gaza, la douleur des familles des otages et celle des Palestiniens pris entre le Hamas et Tsahal est insoutenable. Heureusement, la justice internationale, grâce au courage des procureurs de la Cour pénale internationale et des juges de la Cour internationale de justice, commence à avoir un réel impact sur la conduite des hostilités. Commence, seulement.

Face à ce monde en blanc et noir où chacun d’entre nous est sommé de prendre position ou d’être ostracisé par la pensée dominante, il vaut la peine de plonger vers nos racines préchrétiennes. La mythologie grecque offre des repères bien plus subtils que Torah, Bible ou Coran pour appréhender la réalité des choses. Si l’Occident était prêt un jour à effectuer son auto-critique, alors l’histoire de la déesse grecque Hybris pourrait le guider. Voilà une divinité personnifiant l’arrogance, l’orgueil et la démesure, fille du chaos et de l’impiété et épouse de Polémos, personnification de la guerre. Arrogance, démesure et guerre marchent de conserve. En ordre de bataille. Le résultat, c’est le chaos et la déroute.

Les guerres américaines de l’après-guerre froide sont le modèle parfait de l’alliance toxique entre Hybris et Polémos. Enivrés par leur victoire sur l’empire communiste, les dirigeants de l’autre superpuissance ont cru pouvoir dominer seuls le monde pour y imposer leurs intérêts et leurs valeurs. L’ivresse aveugle. L’arrogance conduit à des erreurs de jugement. On sous-estime les forces de l’adversaire et on surestime les siennes propres. Résultat: le désastre irakien, l’humiliation afghane, le chaos syrien, sans parler de la Libye ou du Yémen. Les Etats-Unis n’ont pas cessé d’être engagés dans des guerres perdues depuis plus de vingt ans. En Ukraine, les protégés de l’Occident sont sur la défensive. A Gaza, malgré des destructions et des pertes civiles incommensurables en regard des objectifs militaires recherchés, ce sont le Hamas et ses alliés de l’axe de la résistance qui remportent la victoire stratégique. Israël est plus vulnérable que jamais. Les Etats-Unis et ses alliés se situent à un carrefour. Soit ils continuent de se laisser inspirer par Hybris et son conjoint, et on aura plus de guerres. Soit ils redécouvrent la sagesse païenne. En effet, la mythologie grecque nous offre aussi des pistes pour échapper au sort auquel le combat eschatologique entre le Bien et le Mal semble nous condamner. Aristophane nous raconte comment, menés par un vigneron, les paysans grecs ont libéré Irène, déité de la paix, du Mont Olympe où Polémos la retenait prisonnière. 

Le clip électoral d’Akcja Demokracja exprime-t-il un désir de guerre chez certains dirigeants européens? Nous, Suisses, savons mieux que quiconque le pouvoir d’un peuple qui veut ramener ses leaders à la modération. Il faut renouer avec notre sagesse vigneronne ou paysanne et vaincre Hybris.


«Crimes et Tremblements. D’une guerre froide à l’autre au service de la paix et de la justice», Jean-Daniel Ruch, Editions Favre, 176 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Etats-Unis: le retour des anciennes doctrines impériales

Les déclarations tonitruantes suivies de reculades de Donald Trump ne sont pas des caprices, mais la stratégique, calculée, de la nouvelle politique étrangère américaine: pression sur les alliés, sanctions économiques, mise au pas des récalcitrants sud-américains.

Guy Mettan
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Politique

Ukraine: un scénario à la géorgienne pour sauver ce qui reste?

L’hebdomadaire basque «Gaur8» publiait récemment une interview du sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko. Un témoignage qui rachète l’ensemble de la propagande — qui souvent trouble plus qu’elle n’éclaire — déversée dans l’espace public depuis le début du conflit ukrainien. Entre fractures politiques, influence des oligarchies et dérives nationalistes, il revient sur (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet
Politique

Soudan: la guerre de l’or et le prix du sang

Dans l’indifférence quasi générale de la communauté internationale, le Soudan s’enfonce depuis avril 2023 dans l’une des guerres les plus violentes, les plus complexes et les plus meurtrières du XXIᵉ siècle. Analyse.

Hicheme Lehmici
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

Syrie: de la chute à l’effondrement?

Le pays, autrefois acteur clé du Levant, est un Etat failli. Sans autorité, sans souveraineté, sans horizon politique. Morcelé, il est devenu un espace géopolitique ouvert, le terrain de jeu des puissances extérieures. Ce qui s’y joue dépasse le cadre syrien: dans le vide laissé par la disparition de l’Etat, (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Israël-Iran: prélude d’une guerre sans retour?

Du bluff diplomatique à la guerre totale, Israël a franchi un seuil historique en attaquant l’Iran. En douze jours d’affrontements d’une intensité inédite, où la maîtrise technologique iranienne a pris de court les observateurs, le Moyen-Orient a basculé dans une ère nouvelle: celle des guerres hybrides, électroniques et globales. Ce (...)

Hicheme Lehmici
Politique

A quand la paix en Ukraine?

Trump croit à «la paix par la force». Il se vante d’avoir amené le cessez-le-feu – fort fragile – à Gaza grâce aux livraisons d’armes américaines à Israël engagé dans la destruction et le massacre. Voudra-t-il maintenant cogner la Russie en livrant à Kiev des missiles Tomahawk capables de détruire (...)

Jacques Pilet
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Economie

Taxer les transactions financières pour désarmer la finance casino

Les volumes vertigineux de produits dérivés échangés chaque semaine témoignent de la dérive d’une finance devenue casino. Ces instruments servent avant tout de support à des paris massifs qui génèrent un risque systémique colossal. L’instauration d’une micro-taxe sur les transactions de produits dérivés permettrait de réduire ce risque, d’enrayer cette (...)

Marc Chesney
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey