Gare à la déesse Hybris et son compère Polemos!

Jean-Daniel Ruch
Il est courant dans le discours politique occidental de prendre comme référence la dualité bien-mal. Un clip électoral publié cette semaine par le mouvement polonais pro-européen Akcja Demokracja mettant en scène des méchants russes et de braves citoyens polonais résistants en est une des illustrations les plus récentes. Il s’agit de mobiliser les électeurs en vue des élections européennes du 9 juin. Sans remonter aux Croisades ou aux guerres de religion, rappelons combien l’histoire contemporaine est chargée de ce schéma mental semble-t-il commun aux religions du livre: l’Empire du mal (l’URSS) de Ronald Reagan en 1983, l’Axe du mal (Iran, Irak, Corée du Nord) de George W. Bush en 2002, jusqu’à la tentation bipolaire qui anime responsables politiques et commentateurs pour analyser les guerres russo-ukrainienne et israélo-palestinienne dans sa dernière incarnation gazaouie. Cette grille de lecture marquée par notre héritage judéo-chrétien nous aide-t-elle vraiment à saisir les complexités qui sous-tendent tout conflit? Et, surtout, inspire-t-elle à nos dirigeants les bonnes politiques?
Pas sûr. D’abord, la diabolisation de l’adversaire rend beaucoup plus difficile toute solution négociée à un conflit. On ne traite pas avec le mal, ce serait immoral. On le détruit comme saint Georges tue le dragon. Deuxièmement, les lunettes manichéennes empêchent de voir au-delà du combat immédiat quelles sont les forces profondes qui animent les combattants. Prévenir les guerres, arrêter les boucheries, requiert une compréhension fine des intérêts et des motivations qui ont amené les acteurs à décider de passer à l’acte belliqueux. Ignorer cela, c’est perpétuer les conflits et leur litanie d’atrocités et de souffrances. Dans le cas de Gaza, la douleur des familles des otages et celle des Palestiniens pris entre le Hamas et Tsahal est insoutenable. Heureusement, la justice internationale, grâce au courage des procureurs de la Cour pénale internationale et des juges de la Cour internationale de justice, commence à avoir un réel impact sur la conduite des hostilités. Commence, seulement.
Face à ce monde en blanc et noir où chacun d’entre nous est sommé de prendre position ou d’être ostracisé par la pensée dominante, il vaut la peine de plonger vers nos racines préchrétiennes. La mythologie grecque offre des repères bien plus subtils que Torah, Bible ou Coran pour appréhender la réalité des choses. Si l’Occident était prêt un jour à effectuer son auto-critique, alors l’histoire de la déesse grecque Hybris pourrait le guider. Voilà une divinité personnifiant l’arrogance, l’orgueil et la démesure, fille du chaos et de l’impiété et épouse de Polémos, personnification de la guerre. Arrogance, démesure et guerre marchent de conserve. En ordre de bataille. Le résultat, c’est le chaos et la déroute.
Les guerres américaines de l’après-guerre froide sont le modèle parfait de l’alliance toxique entre Hybris et Polémos. Enivrés par leur victoire sur l’empire communiste, les dirigeants de l’autre superpuissance ont cru pouvoir dominer seuls le monde pour y imposer leurs intérêts et leurs valeurs. L’ivresse aveugle. L’arrogance conduit à des erreurs de jugement. On sous-estime les forces de l’adversaire et on surestime les siennes propres. Résultat: le désastre irakien, l’humiliation afghane, le chaos syrien, sans parler de la Libye ou du Yémen. Les Etats-Unis n’ont pas cessé d’être engagés dans des guerres perdues depuis plus de vingt ans. En Ukraine, les protégés de l’Occident sont sur la défensive. A Gaza, malgré des destructions et des pertes civiles incommensurables en regard des objectifs militaires recherchés, ce sont le Hamas et ses alliés de l’axe de la résistance qui remportent la victoire stratégique. Israël est plus vulnérable que jamais. Les Etats-Unis et ses alliés se situent à un carrefour. Soit ils continuent de se laisser inspirer par Hybris et son conjoint, et on aura plus de guerres. Soit ils redécouvrent la sagesse païenne. En effet, la mythologie grecque nous offre aussi des pistes pour échapper au sort auquel le combat eschatologique entre le Bien et le Mal semble nous condamner. Aristophane nous raconte comment, menés par un vigneron, les paysans grecs ont libéré Irène, déité de la paix, du Mont Olympe où Polémos la retenait prisonnière.
Le clip électoral d’Akcja Demokracja exprime-t-il un désir de guerre chez certains dirigeants européens? Nous, Suisses, savons mieux que quiconque le pouvoir d’un peuple qui veut ramener ses leaders à la modération. Il faut renouer avec notre sagesse vigneronne ou paysanne et vaincre Hybris.
«Crimes et Tremblements. D’une guerre froide à l’autre au service de la paix et de la justice», Jean-Daniel Ruch, Editions Favre, 176 pages.
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