Europe: les conditions de la puissance

Publié le 26 mars 2020

L’Union Européenne fut un rêve de paix. Mais osera-t-elle enfin se poser la question de sa puissance? – Le siège du Parlement européen à Bruxelles. © DR

Dans le numéro de printemps 2020 de la revue Commentaire, l’ancien directeur général de l’OMC Pascal Lamy développe sa thèse expliquant pourquoi l’Europe a attendu si longtemps pour réfléchir à sa place dans le monde. Il y dresse également une liste des différentes actualités géopolitiques condamnant l’Europe à se construire comme puissance. Pourtant, il semblerait bien qu’au sein de son intéressante analyse, un élément lui échappe. Éclaircissement.

Le socialiste Pascal Lamy, ancien directeur de l’OMC, ancien commissaire européen pour le commerce pendant cinq ans et président du Forum de Paris sur la paix depuis l’an dernier, a signé un puissant papier dans la revue Commentaire de ce printemps: «Union européenne: vous avez dit souveraineté?» Le papier est puissant car il pose un constat très important: le projet européen fut avant tout un rêve de paix et la fameuse phrase de François Mitterand, «le nationalisme, c’est la guerre», résume les raisons pour lesquelles l’Union européenne ne s’est jamais posé la question de sa place dans le monde, jusqu’à une date récente; il était temps, d’après Lamy, qu’elle se la pose.

Paix contre puissance

«La raison fondamentale en était que l’Europe institutionnelle dans sa version des années 1950 était le produit d’un cauchemar: l’annihilation de la civilisation par la guerre. L’Europe, au contraire, incarnait un rêve de paix. Un rêve d’unification interne, et non une ambition de puissance, attribut des nationalismes belliqueux du XXe siècle», écrit Lamy. «Aujourd’hui ce rêve s’est évaporé. Les Européens ont commencé à percevoir la nécessité de se doter des moyens d’une action politique à la hauteur de leur position dans le monde.» C’est l’actualité géopolitique du conflit entre la Chine et les Etats-Unis et de leur renforcement comme grandes puissances isolées qui a engendré cette prise de conscience. Difficile de lui donner tort.

«Nous sommes entrés dans un monde où […] l’Europe est condamnée à la puissance», résume Lamy. Il faut donc changer de paradigme et ne pas rater de train. Le haut fonctionnaire français prend soin de rappeler les trois exceptions qui confirment la règle et qui montrent que l’institution européenne joue déjà un rôle important dans le monde: le marché, «plus grand mais moins riche que le marché américain, et plus riche mais moins grand que le marché chinois»; l’aide au développement, ensuite, dont l’UE reste le premier fournisseur; le développement durable, enfin, dont l’Union reste le principal influenceur.

Crises exogènes

Qu’est-ce qui, plus précisément, fait que l’Europe se pose enfin la question de sa place dans les rapports de force mondiaux? Premièrement, Lamy souligne la «marque» Donald Trump, qui bouleverse les règles du jeu en représentant l’inverse du droit international construit depuis 50 ans. Deuxièmement, il y a le retour en arrière de la Chine en ce qui concerne la libéralisation de son économie. Troisièmement, toujours selon Lamy, «toutes les crises qui ont frappé l’Union depuis une dizaine d’années sont de nature exogène», ce qui expliquerait que l’idée de souveraineté européenne paraisse aujourd’hui plus intéressante qu’hier. L’auteur cite en exemples la crise économique de 2008 et la crise migratoire de 2015.

Peut-être ce diagnostic avisé est-il toutefois incomplet. Lamy occulte une crise qui pourrait bien être interne à l’Europe, à savoir le clivage entre les régions périphériques et les métropoles. Ce phénomène est en lien bien sûr avec l’urbanisation croissante et la démographie galopante dans le monde – à ce moment-là, nulle crise ne peut être totalement interne. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que cette crise a des répercussions socio-économiques et politiques qu’il serait utile de prendre aussi en compte. La crise française des «gilets jaunes» – crise que l’on appelle à tort «épisode», comme s’il suffisait de changer de chaîne d’info en zappant pour vite oublier tout cela – est à ce point de vue-là un parfait exemple.

En effet, si Nicolas Sarkozy a dû s’occuper de la crise économique de 2008 et François Hollande de la crise terroriste, deux crises exogènes, la première grande crise du quinquennat Macron est celle du soulèvement de la France périphérique – une crise, cette fois-ci, endogène, et qui peut être mise en lien avec le Frexit et la montée des «populismes» aussi bien sur notre Vieux-Continent que par-delà la Manche et de l’autre-côté de l’Atlantique. Il ne faudrait pas que le coronavirus, une crise importante aux origines étrangères, cache la crise endogène à laquelle Macron doit aussi et encore faire face. Cette crise endogène touche en réalité tous les pays européens et devrait les inviter à régler leurs soucis avec la mondialisation. Les discussions interminables autour du coronavirus pourraient, qui sait, avoir l’avantage d’aider en ce sens.

Pour une fierté européenne

L’Union européenne, qui a assuré une certaine paix sur le continent et rempli ainsi la mission qu’elle s’était donnée, a un clair potentiel d’amélioration. Plus que de racoler une vieille dame à coup de sparadraps, il s’agit d’une aubaine, d’une promesse quasi-charnelle pour une civilisation et un continent auxquels nous appartenons. L’Europe peut devenir une puissance entre la Chine et les Etats-Unis; un soft power, sans doute, les experts et l’avenir nous le diront. Mais pour cela, elle doit affronter non seulement les grands défis mondiaux qui se présentent à elle, mais aussi ses problèmes politiques internes, et compter avec les «mentalités des montagnes». L’Europe n’est pas un conglomérat de grandes villes; c’est aussi un ensemble de paysages et de villages, d’équilibres complexes à trouver pour résoudre de vieux clivages.

Plus généralement, l’Europe doit une bonne fois pour toutes se penser par ses acteurs comme par ses peuples du point de vue civilisationnel. La liberté et la démocratie, mais aussi la galanterie ou la laïcité, sont des concepts occidentaux, donc européens. Si l’on ajoute cette simple réalité historico-politique à la position de l’institution européenne en termes de commerce, d’aide au développement et de développement durable citée par Lamy, nous, Européens, avons toutes les raisons d’être fiers. Comme le pense aussi le socialiste français, une renaissance géopolitique ne pourra se faire sans une certaine émotion européenne: «L’Europe existe là où il y a de la raison, mais pas encore là où il y a de la passion. Développer une politique de sécurité commune, c’est aussi partager les mêmes cauchemars.»

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La démocratie se manifeste aussi dans la rue

Lorsque des citoyennes et des citoyens se mobilisent, comme ce fut le cas ces dernières semaines en Suisse, certains responsables politiques dénoncent une menace pour la démocratie. Un renversement sémantique révélateur d’une conception étroite et verticale du pouvoir. Pourtant, ces mobilisations rappellent une évidence souvent oubliée: le pouvoir du peuple (...)

Patrick Morier-Genoud
PolitiqueAccès libre

Rogner les libertés au nom de la démocratie

Il se lève, en Europe, une vague de fond, peu bruyante, qui néanmoins atteint au cœur ce à quoi nous tenons tant: la liberté d’expression. Partout, les Etats concoctent des appareils de surveillance des propos qui courent. Nous avons parlé ici des tracasseries policières et judiciaires — surtout en Allemagne (...)

Jacques Pilet
Politique

Comment jauger les risques de guerre 

A toutes les époques, les Européens ont aimé faire la fête. Des carnavals aux marchés de Noël, dont la tradition remonte au 14e siècle en Allemagne et en Autriche. Et si souvent, aux lendemains des joyeusetés, ce fut le retour des tracas et des guerres. En sera-t-il autrement une fois (...)

Jacques Pilet
Politique

Les Etats-Unis giflent l’Europe et font bande à part

Sismique et déroutante, la nouvelle stratégie de sécurité américaine marque une rupture historique. Après un exercice d’introspection critique, Washington opte pour un repli stratégique assumé, redessine sa doctrine autour des priorités nationales et appelle ses partenaires — surtout européens — à une cure de réalisme. Un tournant qui laisse l’Europe (...)

Guy Mettan
Politique

A Lisbonne, une conférence citoyenne ravive l’idée de paix en Europe

Face à l’escalade des tensions autour de la guerre en Ukraine, des citoyens européens se sont réunis pour élaborer des pistes de paix hors des circuits officiels. Chercheurs, militaires, diplomates, journalistes et artistes ont débattu d’une sortie de crise, dénonçant l’univocité des récits dominants et les dérives de la guerre (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

La vérité est comme un filet d’eau pur

Dans un paysage médiatique saturé de récits prémâchés et de labels de «fiabilité», l’information se fabrique comme un produit industriel vendu sous emballage trompeur. Le point de vue officiel s’impose, les autres peinent à se frayer un chemin. Pourtant, des voix marginales persistent: gouttes discrètes mais tenaces, capables, avec le (...)

Guy Mettan
Economie

La crise de la dette publique: de la Grèce à la France, et au-delà

La trajectoire de la Grèce, longtemps considérée comme le mauvais élève de l’Union européenne, semble aujourd’hui faire écho à celle de la France. Alors qu’Athènes tente de se relever de quinze ans de crise et d’austérité, Paris s’enlise à son tour dans une dette record et un blocage politique inédit. (...)

Jonathan Steimer
PolitiqueAccès libre

L’inquiétante dérive du discours militaire en Europe

Des généraux français et allemands présentent la guerre avec la Russie comme une fatalité et appellent à «accepter de perdre nos enfants». Cette banalisation du tragique marque une rupture et révèle un glissement psychologique et politique profond. En installant l’idée du sacrifice et de la confrontation, ces discours fragilisent la (...)

Hicheme Lehmici
Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Histoire

80 ans de l’ONU: le multilatéralisme à l’épreuve de l’ère algorithmique

L’Organisation des Nations unies affronte un double défi: restaurer la confiance entre Etats et encadrer une intelligence artificielle qui recompose les rapports de pouvoir. Une équation inédite dans l’histoire du multilatéralisme. La gouvernance technologique est aujourd’hui un champ de coopération — ou de fracture — décisif pour l’avenir de l’ordre (...)

Igor Balanovski
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Politique

Et si l’on renversait la carte du monde!

Nos cartes traditionnelles, avec le nord en haut et le sud en bas, offrent un point de vue arbitraire et distordu qui a façonné notre vision du monde: l’Afrique, par exemple, est en réalité bien plus grande qu’on ne le perçoit. Repenser la carte du globe, c’est interroger notre perception (...)

Guy Mettan
Politique

En Afrique, à quoi servent (encore) les élections?

Des scrutins sans surprise, des Constitutions taillées sur mesure, des opposants muselés: la démocratie africaine tourne à la farce, soutenue ou tolérée par des alliés occidentaux soucieux de préserver leurs intérêts. Au grand dam des populations, notamment des jeunes.

Catherine Morand
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet