Dominique de Rivaz: «Lire Tchekhov c’est comprendre la Russie d’aujourd’hui»

Publié le 7 octobre 2022

A Badenweiler, la réalisatrice devant le buste de Tchekhov. – © Louise Production

A l’occasion de la sortie de son dernier film, «Un selfie avec Anton Tchechkov», Emmanuel Deonna a interviewé la cinéaste Dominique de Rivaz. Une rétrospective est consacrée à son œuvre jusqu’à la fin du mois d’octobre à la Cinémathèque suisse.

Emmanuel Deonna: Un selfie avec Anton Tchekhov est à l’honneur dans plusieurs villes de Suisse romande, suivi d’une rétrospective de votre œuvre sur tout le mois d’octobre à la Cinémathèque suisse.

Dominique de Rivaz: Au vu des circonstances actuelles, l’effroyable et inhumaine guerre que la Russie mène contre l’Ukraine, permettez-moi de ne pas aborder d’emblée le sujet de mon film. Mon amie A. est parvenue à exfiltrer son fils (22 ans) de Russie, le jour-même où l’armée glissait son ordre de marche dans leur boîte aux lettres. Elle a réussi à passer une frontière vers la Pologne et son fils est maintenant en sécurité à Berlin.

Vous mentionniez, tout à l’heure dans notre conversation, quelque chose que peu de gens savent, à savoir qu’Anton Tchekhov était à un quart ukrainien.

Tchekhov était à la fois russe et ukrainien (il parlait les deux langues dans sa jeunesse, uniquement le russe par la suite). Sa grand-mère paternelle était ukrainienne. ll a passé enfance et adolescence, fait son gymnase, à Taganrog, où il vécut 19 ans. Taganrog résonne aujourd’hui de façon sinistre puisque c’est devenu le centre de filtration de l’armée russe: les habitants de Marioupol ont été conduits là, à Taganrog, où ils se sont vus confisquer leurs passeports et leurs portables pour être déportés ensuite vers des régions éloignées de la Fédération de Russie. En lieu et place de leurs passeports, on leur a donné des certificats les assignant à résidence dans différentes villes russes les engageant à y effectuer un travail obligatoire.

Dans sa correspondance, Tchekhov dit à plusieurs reprises être un homme du Sud, qu’il subit donc un atavisme géographique qui le porte naturellement à la paresse. C’est un thème qu’il aborde en se servant toujours du même mot: Khokhol. Khokhol est un terme péjoratif qu’utilisaient les Russes pour désigner les Ukrainiens. Avec leur grand sens de l’humour et de l’autodérision les Ukrainiens se qualifient eux-mêmes de Khokhly. Les traducteurs ont soin d’éviter ce mot. Ils utilisent les termes «ukrainiens», «méridional» ou «petit-russien», mais en réalité c’est le seul mot que Tchekhov utilise. «Voyez quel khokhol je suis!», «Il y a en moi plus de paresse, de khokhol, que de hardiesse.»

Votre vie est étroitement liée à la Russie et à l’Ukraine…

En février de cette année, les premières batailles se sont déroulées sur le territoire même de La Cerisaie, le plus beau domaine du monde selon Tchekhov, près de Kharkiv. 

L’Ukraine, la Russie surtout, sont un peu mes secondes patries. On les retrouve dans mon essai Elégie pour un phare, dans Le Jour du Bain; dans deux ouvrages photographiques, Les Hommes de sable de Choïna et Kaliningrad, la petite Russie d’Europe. L’esprit des pièces et des récits d’Anton Tchekhov, l’univers citadin et campagnard qu’il y décortique crûment, est encore le même aujourd’hui. Sa radiographie de la société et de la mesquinerie humaine, on la rencontre tous les jours en Russie. Lire Tchekhov c’est comprendre la Russie d’aujourd’hui. Filmer Tchekhov c’est le remercier.

Dans Un selfie avec Anton Tchekhov, vous choisissez de mettre l’accent sur certains aspects documentaires, mais vous insérez aussi des séquences qui restent ouvertes à l’interprétation…

La structure polyphonique du film est en adéquation avec la structure même des pièces de Tchekhov: des voix s’entrelacent, se répondent, ou restent en suspension, et laissent place au silence. L’imaginaire s’invite parmi ces plans documentaires, les hasards du quotidien d’un tournage, des improvisations…

Votre film nous présente un Tchekhov très proche…

Anton Tchekhov a tenu toute sa vie une abondante correspondance, caviardée «pour cause d’indécence», par les chercheurs soviétiques: se plonger dans ses lettres, dans son œuvre, revient à faire la connaissance d’un être exceptionnel, drôle, modeste, brillant, quelqu’un qui habiterait… le palier d’en face.

Tchekhov n’est pas incarné par un comédien. En revanche, vous faites énoncer le diagnostic médical par un comédien.

La voix de Tchekhov est incarnée par Michel Voïta, un texte est dit par Nathalie Sarraute elle-même… Le film, dont le thème est «Ich sterbe (je meurs)», nous concerne tous. C’est peut-être un film clôture. La rétrospective organisée par la Cinémathèque durant ce mois d’octobre me donne un peu ce sentiment…

Comment avez-vous choisi les extraits des pièces de Tchekhov?

J’ai visionné les captations de multiples mises en scène, des plus anciennes (avec Michel Piccoli, par exemple), aux plus contemporaines, j’ai revu les adaptations des pièces au cinéma: je laisse aux spectateurs le plaisir de découvrir mon choix.

De combien de temps avez-vous eu besoin pour la réalisation?

Un essai demande du temps, exige d’avoir le goût de l’improvisation et d’être constamment à l’affût. Le film s’est fait sur trois ans.

Vous êtes vous-même auteure. Tchekhov est-il un de vos interlocuteurs privilégiés?

L’œuvre de Tchekhov, dans la collection de La Pléiade représente trois épais volumes, sans compter sa correspondance (Vivre de mes rêves, magnifiquement traduite par Nadine Dubourvieux). C’est cette correspondance qui m’a le plus subjuguée et qui m’a décidée à réaliser Un selfie avec Anton Tchekhov.

La littérature russe questionne-t-elle la mort de façon plus profonde que les autres littératures?

Anton Tchekhov pose sur la mort un regard de médecin sans état d’âme. Dans Platonov, il fait dire à ses comédiens: – Que faire Nikolaï? – Enterrer les morts et réparer les vivants.

Comment désirez-vous conclure?

Sur ces mots d’André Markowicz, auteur et traducteur, dont je recommande vivement les chroniques sur FB: «Toute l’œuvre de Tchekhov est une protestation contre les potentats russes, un appel à soigner la folie des hommes. La grande littérature russe est une littérature de compassion, une littérature tchekhovienne, celle de l’humanisme même».

«On lit quoi en priorité?», demande-t-on souvent à André Markowicz. «Tchekhov, Tchekhov et encore Tchekhov.»


Un selfie avec Anton Tchekhov sera visible dans plusieurs villes de Suisse romande ces prochaines semaines: 07.10 à La Chaux-de-Fonds au Cinéma ABC, à Berne au Cinéma Rex le 09.10, à Fribourg au Cinéma Rex le 13.10, à Sion le 27.10 au Cinéma Capitole et à Genève aux Cinémas du Grütli le 3.11

Rétrospective Dominique de Rivaz, à la Cinémathèque suisse, jusqu’à la fin du mois d’octobre.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Politique

Ukraine: un scénario à la géorgienne pour sauver ce qui reste?

L’hebdomadaire basque «Gaur8» publiait récemment une interview du sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko. Un témoignage qui rachète l’ensemble de la propagande — qui souvent trouble plus qu’elle n’éclaire — déversée dans l’espace public depuis le début du conflit ukrainien. Entre fractures politiques, influence des oligarchies et dérives nationalistes, il revient sur (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
Culture

Orson Welles, grandeur et démesure d’un créateur libre

Que l’on soit cinéphile ou pas, il faut lire «Orson Welles – Vérités et mensonges» d’Anca Visdei. Il en surgit un personnage unique tant il a accumulé de talents: metteur en scène, scénariste, comédien, virtuose à la radio et à la télévision, et chroniqueur politique engagé pour la démocratie. Sa (...)

Jacques Pilet
Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

A quand la paix en Ukraine?

Trump croit à «la paix par la force». Il se vante d’avoir amené le cessez-le-feu – fort fragile – à Gaza grâce aux livraisons d’armes américaines à Israël engagé dans la destruction et le massacre. Voudra-t-il maintenant cogner la Russie en livrant à Kiev des missiles Tomahawk capables de détruire (...)

Jacques Pilet
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Culture

Ecrivaine, éditrice et engagée pour l’Ukraine

Marta Z. Czarska est une battante. Traductrice établie à Bienne, elle a vu fondre son activité avec l’arrivée des logiciels de traduction. Elle s’est donc mise à l’écriture, puis à l’édition à la faveur de quelques rencontres amicales. Aujourd’hui, elle s’engage de surcroît pour le déminage du pays fracassé. Fête (...)

Jacques Pilet
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Culture

A Iquitos avec Claudia Cardinale

On peut l’admirer dans «Il était une fois dans l’Ouest». On peut la trouver sublime dans le «Guépard». Mais pour moi Claudia Cardinale, décédée le 23 septembre, restera toujours attachée à la ville péruvienne où j’ai assisté, par hasard et assis près d’elle, à la présentation du film «Fitzcarraldo».

Guy Mettan
Politique

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan