Des chiffres et des lettres après 113 jours de guerre en Ukraine

Publié le 17 juin 2022

« Deux collecteurs d’impôts » (détail), Marinus van Reymerswaele, vers 1540.

Les dindons de la farce: l’expression date du XVIIIème siècle. Des dindons faisaient alors les frais d’un divertissement très en vogue. Le spectacle consistait à placer les volailles sur une plaque métallique que l’on chauffait petit à petit, les forçant, pour ne pas se brûler les pattes, à sauter et à «danser» au rythme d’une musique de plus en plus endiablée. Aujourd’hui, les dindons de la triste farce que nous jouent la Russie, l’Ukraine, les Etats-Unis et l’Union européenne, c’est nous tous!

Suis-je cynique ou réaliste? A vous de juger. Contrairement à ce que l’on nous affirme, je suis d’avis qu’il n’y a ni pénurie de pétrole, ni de gaz, ni de céréales. Si les prix flambent, que l’inflation et une récession menacent, c’est pour deux raisons principales, habilement mises en musique: spéculation et cupidité.

Un zeste de sanctions aux petits oignons

Malgré les sanctions, les revenus pétroliers de la Russie ont augmenté de 50% au cours des cinq premiers mois de l’année. Produisant quelque 8 millions de barils de pétrole par jour, la Russie a engrangé quelque 20 milliards de dollars selon l’Agence internationale de l’énergie.

Quant aux revenus provenant de l’exportation de céréales, ils battent aussi des records. Des conditions climatiques très favorables amèneraient la Russie à battre ses records de production, avec 87,4 millions de tonnes, et d’en exporter 41 millions de tonnes contre 32,5 en 2021.

Le cours du blé est à la hausse depuis 2018. D’environ 150 €/tonne il y a quatre ans, on est passé à 270€ début 2022. Mais avec l’invasion russe, les prix ont explosé et voguent autour des 400€/tonne. Certes, ils pourraient à nouveau baisser si un accord est trouvé pour que les exportations de l’Ukraine reprennent normalement. 

Toujours est-il que la Russie exporterait donc en moyenne 3,37 millions de tonnes par mois (sans parler des céréales volées à l’Ukraine). Vu l’augmentation des cours depuis le début de l’invasion, la Russie engrange un bénéfice supplémentaire de 438 millions par mois. Le coût de revient moyen des céréales russes étant de 70 €/tonne, la Russie gagne donc maintenant 1,2 milliard de francs par mois avec ses exportations de céréales, contre 380 millions avant l’invasion.

Le prix de la guerre (et on ne parle pas ici du coût humain et des destructions massives) est estimé à 500 millions de francs par jour pour la Russie. Cette guerre est donc plus que largement financée par nous tous, qui consommons de l’énergie et des céréales russes.

Une tranche de cupidité accompagnée de ses larmes de pétrole

Si le prix du carburant a pris l’ascenseur et que faire le plein vous coûte plus de 100 francs, ne soyez pas malheureux: grâce à vous, certains s’en mettent super plein les poches. Ainsi, Saudi Aramco annonce un bond de 82% de son bénéfice net au premier trimestre 2022. Celui-ci s’est élevé à 39,5 milliards de dollars, contre 21,7 milliards de dollars sur la même période en 2021.

Bénéfice net du Français Total: 4,9 milliards de dollars (+48%). Le groupe a enregistré un résultat net ajusté de 9 milliards de dollars, mais a dû inscrire une dépréciation de 4,1 milliards de dollars d’actifs concernant notamment le projet de gaz liquéfié Arctic LNG 2, rendu incertain par les sanctions contre la Russie. Pas de chance! Et donc, une pensée émue pour son PDG, Patrick Pouyanné, dont le revenu a augmenté de 52%, à 6 millions d’euros.

Le bénéfice net de l’Américain ExxonMobil a doublé au cours du premier trimestre à 5,48 milliards de dollars et ce, malgré l’amputation douloureuse d’une charge de 3,4 milliards de dollars liée à l’arrêt de ses activités en Russie.

Toute rumeur affirmant que ces entreprises, tout comme leurs collègues de Shell, BP, Mobil et Chevron auraient décidé de volontairement réduire leurs marges pour venir en aide aux populations africaines, asiatiques ou sud-américaines étranglées par les hausses des prix de l’énergie relèvent des fake news et de la calomnie.

Flambée des prix et poudre aux yeux

La production mondiale de pétrole étant de 96 millions de barils par jour, une hausse de prix de 45$ depuis février, c’est 4,27 milliards de plus par jour dans la poche des pays producteurs et en moins dans celle des consommateurs, soit 128 milliards par mois. Comme la Russie ne va pas réduire sa production de pétrole, mais la vendre ailleurs, parler de pénurie n’est que du foutage de gueule.

Juste pour rigoler: l’Arabie saoudite (propriété d’une sympathique famille recomposée) a vendu pour 360 milliards de francs de pétrole en 2021. Le sourire est donc de mise pour 2022: grâce à la hausse des prix, ses ventes lui rapporteront, quotidiennement, 350 millions de plus qu’en 2021 et, une fois les coûts de production déduits, il leur restera quand-même quelque 840 millions par jour. N’empêche: se faire construire un palais à 80 millions à Cologny (GE) c’est quand même bouffer plus de deux heures de bénéfice. Pas donné…

Encore quelques chiffres pour le plaisir. Rappelons que:

– les Etats-Unis sont le plus gros producteur mondial de pétrole (16 millions de barils par jour) et de loin, le plus gros consommateur (20 millions de barils par jour).

– Par tête de pipe, la consommation annuelle moyenne est de 3’735 litres de pétrole aux Etats-Unis, contre 1’920 au Japon, 1’670 en Suisse, 556 en Chine et 208 en Inde. Ainsi, les Américains (4,5% de la population mondiale), consomment 20% de la production mondiale.

– Depuis que le Congrès américain a renoncé à l’interdiction des exportations de pétrole en 2015, le cours du pétrole et du gaz naturel américains est identique à celui du marché mondial.

– Or…plus de 50% de la production de pétrole américaine provient de la fracturation hydraulique, une technique aussi polluante que coûteuse (environ 50 dollars/baril).

Ces grimpées de prix font le beurre des «majors» que sont BP, Shell, Exxon Mobil, Chevron et Total et des quelque 9’000 producteurs américains indépendants.

Pas besoin donc d’être Hercule Poirot pour savoir qui profite des crimes dont sont victimes aussi bien les populations de Russie et d’Ukraine que celles du reste du monde! On assiste en effet au plus grand transfert d’argent (et donc, aussi de bien-être) que le monde a jamais connu.

Ainsi, après avoir fait le bonheur des pharmas avec les vaccins et tests Covid, nous faisons maintenant celui des pays producteurs d’armement, d’énergie et de céréales et ce, à coup de centaines de milliards de francs.

Quant aux perdants, que chaque lecteur veuille bien se regarder dans un miroir…

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