Comment naviguer dans un monde en perpétuelle mutation

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«Si j’avais su…» – On y entend le regret, la confusion, la rancune, bref, toute une palette d’émotions liées à un déficit d’information au moment de prendre une décision. Cette phrase ne cherche pas un coupable dans le passé, elle exprime plutôt qu’il manquait une pièce au puzzle. Autrement dit, il existait une information qui, connue à temps, aurait changé notre trajectoire. Or, comme le résume l’anthropologue et psychologue américain Gregory Bateson: «L’information, c’est la différence qui fait une différence.» Ce qui vaut pour une décision individuelle vaut aussi pour nos sociétés où le pouvoir se redistribue par l’information et le discernement.
Ainsi, dans un monde où l’information se multiplie, les grands modèles de langage, comme ChatGPT par exemple, permettent de relier nos connaissances de façon exponentielle. Et notre capacité à relier et organiser nos connaissances influence profondément notre manière de comprendre et d’agir dans le monde.
La philosophie, boussole du savoir
Se confronter à l’inconnu révèle souvent nos fragilités – cela fait partie de l’expérience humaine –, mais nous pouvons les travailler en renforçant notre résilience et en affinant nos intuitions, déjà mises à l’épreuve par le changement. Pour avancer plus sereinement, rappelons comment les savoirs s’organisent, en partant d’une base simple. En anglais, on appelle «PhD» (Doctor of Philosophy) la plupart des titulaires d’un doctorat, quelle que soit leur discipline; en français, on dit simplement «docteur». Le titre latin Philosophiae Doctor remonte au Moyen Âge et s’est généralisé au 19ᵉ siècle. À l’époque, la philosophia servait d’ombrelle du savoir. Autrement dit, la philosophie transmet le plan d’ensemble. Elle précise ce qui compose le terrain et ses acteurs (ontologie), et éclaire comment nous savons et dans quel but (épistémologie). Ce cadre aide à comprendre, situer et appliquer le savoir là où il compte.
Au fond, la philosophie joue le rôle d’un «plan de repérage» offrant un canevas où le sens se construit. Elle se situe à la racine de toute action et innovation sans devoir sacrifier la cohérence, l’alignement entre buts, moyens et conséquences. La philo sert aussi de colle conceptuelle, un panorama qui relie et oriente les champs qui nous influencent mutuellement – exactement ce dont nous avons besoin pour appréhender la complexité et traverser les changements avec davantage de confiance. Le Neuchâtelois Jean Piaget, psychologue et épistémologue, rappelait que le déséquilibre pousse à s’adapter et à apprendre. Il notait toutefois que si bien des traditions philosophiques décrivent le savoir, peu en revanche s’attardent sur la manière dont il se construit – d’où l’importance de son approche épistémologique.
La complexité, comme un bateau sur l’océan…
En clair, on peut décrire la complexité comme un réseau d’éléments reliés qui évoluent de concert. Pour la saisir, imaginons-nous à bord d’un bateau en plein océan. D’entrée, nous observons une pluralité de composantes: vent, vagues, courants, météo changeante, routes de trafic océanique, balises, vigilance des garde-côtes, présence d’autres navires. Et même des paramètres à risque en lien avec l’humain: piraterie, erreurs d’équipage, fatigue, collision avec un iceberg.Tous ces éléments pèsent sur la traversée et imposent des choix continus qui entraînent des conséquences en chaîne: un avis de tempête fait changer de route les navires, surchargeant alors un couloir maritime; une houle croisée rend un cap plus coûteux en énergie; une panne radio oblige à revoir les règles à bord. Cela restreint les marges de manœuvre: profondeur de l’eau, autonomie, fenêtres météo, visibilité… De ces interactions naissent des effets qu’aucun élément ne produit seul: la capacité à tenir le cap, la trajectoire réelle et le sentiment de sécurité de l’équipage. Naviguer dans des eaux imprévisibles sans s’adapter, c’est croire qu’on peut traverser l’océan comme s’il était immuable.
Rappelons que l’information est la différence qui fait une différence. Dans ce cadre, le défi n’est plus seulement de choisir la bonne direction mais d’anticiper afin d’assurer la traversée et de réduire l’incertitude. On repère ce qui influence la route – un nuage annonciateur d’orage, le signal d’autres navires, le trafic qui se décale. On anticipe les conséquences en chaîne: un détour peut faire augmenter la consommation de carburant, retarder l’heure d’arrivée, impacter le temps de pause de l’équipage. On essaie, on corrige, on s’adapte en manœuvrant les voiles et la trajectoire, on prend des décisions malgré les imprévus, tout en restant logique et responsable de l’ensemble. Appréhender la complexité, c’est soutenir un cap ajustable, situable et fiable, capable de proposer des solutions utiles dans un environnement qui se modifie et se recompose constamment, plutôt que de suivre – à nos risques et périls – un itinéraire figé. Cette compétence concerne tout le monde à des degrés divers, et non seulement les dirigeants.
Se réinventer sans tout recommencer
Ainsi, le monde se reconfigure sans cesse à l’image d’un système qui s’actualise pour rester pertinent. Cette actualisation consiste à refaire les liens et à défaire les nœuds là où il faut – entre personnes, outils et règles. Comme lorsqu’un ordinateur effectue la mise à jour de ses logiciels de liaison et de ses protocoles pour que tout se reconnecte et communique sans accroc. Sans bons liens, il n’y a ni service, ni valeur ajoutée, ni valeur partagée. Les humains, plus adaptables que les machines (qui n’ont pas de véritable notion de l’espace vécu), savent parfois pivoter d’une manière qui paraît inexplicable vers des directions qui font davantage sens. Plutôt que d’y voir de l’inexplicable, on peut y reconnaître l’alignement discret de structures invisibles – celles qui relient nos connaissances et les contraintes acquises au fil de l’apprentissage à des moments clés, propices à se réinventer. Si nous comprenons les dynamiques de ces ajustements, qu’ils soient collectifs ou personnels, se réinventer ne revient pas à tout recommencer mais à prolonger l’apprentissage en transférant des compétences vers des possibilités inattendues.
Marc Aurèle, dans la tradition stoïcienne, invite à reconnaître que nous ne contrôlons ni le terrain ni les acteurs; c’est adopter le point de vue ontologique, celui des forces en présence. Notre levier réside dans nos méthodes et nos finalités, autrement dit dans le point de vue épistémologique qui dit comment relier connaissances et objectifs pour façonner des réponses utiles. La capacité à percevoir des continuités cohérentes dans le fil de nos idées, en fonction de l’environnement, devient une pratique à la fois sensible et exigeante, presque un art autant qu’une science. Comme l’a montré le psychologue George A. Kelly en 1955, nous agissons tous en scientifiques du quotidien: nous formulons des hypothèses, nous testons, puis nous révisons nos construits quand le monde répond.
Comment l’IA relie nos connaissances de façon exponentielle
Pour commencer, notre vrai atout réside dans la curiosité. Si une personne en est dépourvue, elle tend à rester figée dans les liens statiques qui structurent sa connaissance, l’empêchant d’anticiper des cibles mouvantes. La recherche de sens, pour toute activité, commence par l’humilité d’apprendre ce que l’on ne sait pas encore, en s’appuyant sur des bases claires. Chaque idée possède ses fondations, comme une maison les siennes. Pour qu’elles résistent à l’épreuve du temps, commençons par en consolider les bases afin que l’ensemble demeure solide. À maintes reprises, quand je me rabattais sur l’idée de ne pas pouvoir comprendre certaines notions théoriques – par exemple en mécanique quantique –, c’était la qualité de la transmission qui faisait défaut, des explications opaques, non un manque de capacité de ma part. Cela ne signifiait pas que celles et ceux qui m’expliquaient ne maîtrisaient pas leur domaine, mais qu’ils peinaient à le transmettre hors de leur cadre professionnel, souvent structuré en silo. Alors, pourquoi ChatGPT a-t-il réussi à me transmettre certaines bases? Ce n’est pas seulement parce que l’outil dispose d’un vaste ensemble de connaissances, c’est surtout parce que les liens entre ces connaissances restent dormants jusqu’au moment où l’utilisateur les fait émerger par la qualité de ses questions, dans un contexte qui lui est favorable.
La dimension exponentielle de notre créativité ne tient pas seulement à l’accumulation de connaissances mais surtout à l’accumulation de ponts qui les relient entre elles, ouvrant ainsi des usages concrets. Comprendre de nouveaux fondements permet de mieux relier ce que l’on sait déjà et de se défaire, ou de recycler, ce qui n’est plus utile. Par exemple, j’ai demandé à ChatGPT de relier, de façon très simple et en gros, la notion de mécanique quantique à l’expression «tous les chemins mènent à Rome», afin de faire apparaître une analogie utile sans confondre métaphore et équivalence scientifique. Cette analogie m’a aidé à nuancer l’idée de déterminisme, non pas un seul chemin vers un but mais une multitude de trajectoires aux potentiels changeants. Si ce n’est pas encore clair, on peut demander des exemples concrets, une analogie simple, ou un lien avec nos centres d’intérêt, car un rapprochement utile existe souvent, même s’il paraît modeste.
Comprendre la logique du fonctionnement de l’IA: faites le test
Pour vous en convaincre, faites le test: prenez deux contenus sans lien apparent et demandez à ChatGPT de vous indiquer ce qui converge et ce qui diverge entre eux. Vous verrez que tout est lié – à des degrés différents, et c’est là que les nuances deviennent visibles, ce qui aide à réduire l’incertitude plutôt que de chercher à augmenter nos certitudes. Voyez-y un complément de base à ce que l’on enseigne déjà sur l’art du prompt (ndlr. l’art de soumettre des requêtes ou des questions ciblées à une IA). Ainsi, les grands modèles de langage peuvent potentiellement devenir des terrains d’entraînement pour exercer notre discernement. Autrement dit, l’exercice consiste à séparer ce qui informe de ce qui distrait – d’où le rapport signal/bruit. Il s’inscrit dans la théorie de l’information de Claude Shannon, pilier de l’ingénierie des systèmes, et au cœur de la logique du fonctionnement de l’IA. D’ailleurs, Claude est le nom des modèles de langages développés par l’entreprise américaine Anthropic, un choix généralement interprété comme un hommage à Shannon. Même si d’autres y verront plutôt un clin d’œil à Jean-Claude Van Damme…
Dans le duo humain-IA, l’intuition humaine repère et met en œuvre les bons liens; l’IA, elle, aide à préciser la cible, tout comme le radar de prédiction qu’utilisent les avions de chasse au moment de viser des cibles mouvantes. L’homme tient le gouvernail de la visée, la machine aide à cibler et, finalement, l’humain exécute.
Tisser des liens dans un monde en constante transformation
Penser la complexité revient à compléter l’ensemble utile à nos buts, accueillir le désordre, en dégager de l’ordre, puis organiser le tout. L’information doit être réexaminée en continu pour affiner la visée. Nos actions transforment le milieu, qui nous transforme en retour; de ces boucles, nous apprenons en questionnant nos idées et en les mettant à l’épreuve. Ce qu’on vise à la base, c’est l’effet relecture, quand on revoit un film plus tard et qu’on découvre, avec surprise, un sens renouvelé. Dans des environnements plus chaotiques, les opportunités se multiplient. Apporter sa part reste à la portée de toute personne humble et curieuse. En Suisse, pays pluraliste, notre diversité peut accélérer l’apprentissage commun. La vraie question est simple: saurons-nous ajuster nos liens aussi vite que le monde se transforme? Tissons les liens, la tâche deviendra sans doute moins complexe.
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