Un chien de garde américain dans l’armée suisse

Publié le 24 septembre 2020
La Suisse est-elle au moins un État souverain en matière de sécurité? Cette enquête révèle que deux officiers américains sont stationnés à Dübendorf (ZH), où se trouve un aérodrome militaire. Leur mission: s'assurer que les avions de chasse et autres armements américains servent les intérêts de leur pays.

Une enquête d’Eva Novak, parue chez nos confrères alémaniques de Republik le 21 septembre.


Kyle Wilson n’est pas un gros bonnet de l’armée de l’air américaine. Il n’est que Master Sergeant (adjudant-chef) au 56ème escadron aérien de maintenance de l’équipement. Technicien de maintenance aéronautique, il s’assure du bon fonctionnement de la flotte.

Néanmoins, les États-Unis lui ont récemment décerné une médaille, le «2018 Air Force International Affairs Excellence Award», en reconnaissance de ses actions dans le conflit entre l’Inde et le Pakistan, lorsque l’armée de l’air pakistanaise a abattu deux avions de chasse indiens au-dessus de la partie indienne du Cachemire, le 27 février 2019, avec ses chasseurs F-16 de fabrication américaine.

Cette distinction ne récompense pourtant pas ses efforts pour instaurer la paix entre deux Etats ennemis depuis des décennies. Wilson a rendu un service exceptionnel à son pays d’origine en tant qu’officier de coopération en matière de sécurité, pour protéger des regards étrangers la technologie américaine installée dans les F-16. Comment exactement, cela n’a pas été précisé.

On ignore généralement que des «Security Cooperation Officers» (SCO) américains, comme Kyle Wilson, sont également à l’œuvre en Suisse. Au nombre de deux, selon les informations de Republik confirmées par le Département fédéral de la Défense. Cependant, au sein des forces armées suisses, ils ne sont pas appelés SCO comme aux États-Unis, mais «gardiens» (en allemand: Wächter beziehungsweise Hüter). Parce que leurs partenaires suisses ne considèrent pas leur présence comme relevant de la «coopération», mais comme une surveillance. Tout un programme.


Lire aussi: Comment les Américains inspectent l’armée suisse


Un accès complet aux codes sources

En effet, si les pilotes de chasse suisses veulent utiliser leurs F/A-18 pour abattre un Sidewinder, un missile guidé à courte portée à commande infrarouge, «ils doivent d’abord demander la permission», selon une source interne des Forces aériennes suisses. 

Lorsque les pilotes de F/A-18 suisses s’exercent au-dessus de la mer du Nord avec des membres des forces aériennes d’autres pays, par exemple, ils doivent indiquer quel missile, avec quel numéro de série, ils ont l’intention de tirer.

Afin de ne pas en révéler plus que nécessaire aux inspecteurs américains, les Suisses font donc preuve d’ingéniosité. Le Tages-Anzeiger a récemment décrit une inspection des missiles de défense sol-air Stinger: les Américains ont été conduits au dépôt dans un bus VW de l’armée suisse, dont «les vitres latérales et arrière (…) étaient recouvertes d’un film noir opaque», afin que les hôtes, qui n’étaient pas vraiment les bienvenus, ne puissent pas suivre le trajet.

Depuis de nombreuses années, on spécule sur la dépendance technique de l’armée suisse vis-à-vis des Etats-Unis. On sait depuis longtemps que seul le fabricant américain Boeing a un accès complet aux codes sources du logiciel pour ses avions de chasse F/A-18. Les mises à jour de ce logiciel sont toujours effectuées par les techniciens du fournisseur; les techniciens suisses ne sont même pas autorisés à regarder. Ce n’est plus non plus un secret que le système de navigation militaire ne fonctionne qu’avec un code fourni par les services secrets américains…

Les médias font état de ces dépendances chaque fois qu’un nouveau contrat d’armement de plusieurs milliards de dollars est sur le point d’être conclu. Tout comme l’accord de 6 milliards de francs suisses pour l’achat d’avions de chasse, que les deux avionneurs américains Lockheed Martin avec le F-35 et Boeing avec le F/A-18 Super Hornet, essaient d’emporter. Ces rumeurs, bien fondées, sont surtout répandues par les rivaux de Boeing et Lockheed Martin, qui tentent de discréditer la concurrence américaine.

Dans le cas présent, on suppose cependant que les deux concurrents européens, Airbus (pour l’Eurofighter) et Dassault (Rafale), retiennent leurs attaques pour préserver leur image, au cas où. Car seul le principe de l’achat d’avions de combat est soumis au vote des citoyens suisses le 27 septembre, pas le type d’avion qui sera finalement acquis, si le oui l’emporte. 

«Si nous sommes menacés, notre neutralité s’effondre»

D’autant plus que les avions européen et français ne sont pas non plus exempts de technologie américaine — et on peut donc se demander s’ils ne sont pas également soumis au contrôle de l’armée américaine. L’Eurofighter et le Rafale utilisent eux aussi le standard de données tactiques Liaison 16, de l’OTAN, le système chiffré d’identification ami-ennemi de l’IFF (Identification Friend or Foe) et le canal GPS militaire. Cela signifie qu’ils sont dépendants des clés de codage américaines. Sans le «code Yankee» pour le système GPS, par exemple, les avions de chasse ne peuvent être utilisés que de façon très limitée et sont aveugles par mauvais temps ou de nuit.

De toutes les façons, dans l’éventualité d’un conflit, il est certain que la Suisse n’agirait pas de manière autonome, mais chercherait à collaborer avec des États dont les intérêts sont similaires. «Si nous sommes menacés, notre neutralité s’effondre», comme l’a récemment déclaré Bernhard Müller, commandant des Forces aériennes. La Suisse a déjà exercé sa capacité de coopération dans le cadre du Partenariat pour la paix, dont elle est membre depuis 1996. Il s’agit d’un instrument de coopération entre l’OTAN et ses pays partenaires.

Depuis deux décennies, une légende préoccupe les politiques suisses. Celle d’un «interrupteur marche/arrêt» qu’il suffirait à «l’Oncle Sam» d’actionner pour rendre inutilisable un avion de chasse ou un missile de l’armée suisse. Lors de la guerre en Irak, en 2003, le Conseiller national UDC de Thurgovie Alexander Baumann a voulu éclaircir ce point, savoir s’il était vrai que, pour des raisons techniques, les Forces aériennes suisses ne pouvaient «prendre aucune mesure contre d’éventuelles violations de l’espace aérien par l’US Air Force». 

Plus récemment, c’est la gauche qui s’en est mêlée: «Les États-Unis peuvent faire décoller nos avions à réaction en appuyant sur un bouton. Ou ne pas nous laisser décoller s’ils ne le veulent pas», a affirmé la conseillère nationale PS zurichoise Priska Seiler Graf.

Le DDPS a émis à cela des démentis plus ou moins fermes. «Les forces aériennes peuvent garantir la préservation de notre souveraineté, quelle que soit l’origine des avions qui tentent d’utiliser l’espace aérien suisse sans autorisation», a répondu Samuel Schmid, alors ministre de la défense, en 2003, à la question d’Alexander Baumann.

Sa successeure Viola Amherd a récemment déclaré qu’elle ne disposait d’aucune preuve arguant que la dépendance vis-à-vis des deux avions de chasse américains était plus importante que vis-à-vis des deux fournisseurs européens. Une «commande à distance depuis l’étranger est exclue, elle l’est déjà avec le F/A-18 d’aujourd’hui et le sera aussi avec le nouveau chasseur».

Les Etats-Unis protègent leurs intérêts

Interrogé par Republik sur la présence de «gardiens» américains en Suisse, le chef de la communication du DDPS Renato Kalbermatten a confirmé qu’il y avait bien deux «prestataires de services» de ce type. Ces derniers sont stationnés à Dübendorf, le premier depuis 2006, mais, assure M. Kalbermatten, ils n’ont «aucune influence ni connaissance concernant les opérations des Forces aériennes suisses». Leur tâche, poursuit-il, consiste à «soutenir l’armée suisse dans les domaines techniques et logistiques de la communication vocale et des données sécurisées, ce qui permet la coopération avec d’autres forces armées en accordant une attention particulière à la cybersécurité». Rien d’autre, selon M. Kalbermatten.

Les Etats-Unis sont beaucoup moins avares d’informations. Surtout le lieutenant général Charles Hooper. Cet homme sympathique et corpulent, qui était jusqu’à récemment à la tête de l’Agence américaine de coopération en matière de défense et de sécurité (DSCA), explique en quoi consistait son rôle dans des vidéos Youtube à cœur ouvert. Le programme «Golden Sentry» est particulièrement intéressant. Selon M. Hooper, ce programme est conçu pour protéger la sécurité nationale et est imposé, par la loi américaine, à tous les équipements et services militaires américains, depuis les simples fusils jusqu’aux avions de chasse. Les SCO du monde entier veillent à ce que cette exigence soit respectée; pas seulement pour des raisons de sécurité, comme l’explique Hooper dans une autre vidéo, mais aussi pour protéger les intérêts politiques des Etats-Unis à l’étranger. 

Pour certains équipements, les officiers de coopération «gardiens» effectuent des inspections régulières et des inventaires de numéros de série. Ils s’assurent que le matériel est toujours en service et qu’il est réellement utilisé aux fins pour lesquelles il a été vendu par les Etats-Unis. Cette clause, selon Hooper, est contractuelle et formalisée par une «lettre d’offre et d’acceptation» lors de l’achat d’équipement militaire par une puissance étrangère. Sont particulièrement surveillés les missiles sol-air à courte portée Stinger et les missiles air-air guidés par infrarouge AIM-9X Sidewinder et Amraam, armements que possède l’armée suisse. 

Et qui paie? Les Suisses

La frénésie de contrôle des Etats-Unis est, dans une certaine mesure, compréhensible. D’autres Etats, dont la Suisse, ont des pratiques similaires: le Secrétariat d’Etat à l’économie est, par exemple, chargé de vérifier si le matériel militaire exporté se trouve toujours chez le destinataire officiellement déclaré. 

Pour mémoire, lors de l’offensive américaine en Afghanistan, en 2001, les talibans avaient tiré des missiles Stinger sur des avions américains, missiles fournis à l’origine par la CIA aux moudjahidines afghans pour combattre les Soviétiques en 1979-1989. 

L’étendue de ce contrôle, en revanche, est moins bien comprise et acceptée. Dans pas moins de 146 pays où sont présents les officiers de coopération américains, toute violation de contrat est communiquée au Département de la Défense à Washington mais aussi au Département d’Etat (c’est-à-dire au ministère des Affaires étrangères). 

Et, le lieutenant général Charles Hooper le sait bien, rien de tout cela n’est gratuit. Sauf pour les contribuables américains: c’est au client qu’il revient de payer tous les frais. Le DDPS le confirme, au moins indirectement. Lorsqu’on lui demande qui paie les salaires des SCO, M. Kalbermatten répond que les deux hommes travaillent pour l’État américain sur une base contractuelle. Et que «les services correspondants sont contractuellement convenus entre la Suisse et les États-Unis».

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