Quand Léonard de Vinci luttait contre le virus du Mal…

Publié le 16 mai 2020

Léonard de Vinci (1452-1516) développa les talents rares d’un artiste complet plus soucieux de perfection que de quantité (d’où le nombre relativement restreint de ses chefs-d’œuvre) et d’un «ingénieur» polyvalent. – © Matthias Rihs BPLT 2020

La fabuleuse biographie de Léonard de Vinci par Walter Isaacson, parue récemment en traduction à Lausanne, autant que les 151 épisodes de la série «culte» Le Mentaliste, apologie de l’intuition déductive d’un Gentil dans sa lutte contre le Méchant, auront égayé, non sans grand écart culturel, notre confinement jamais coupé du monde, avec un clin d’œil à la paysanne Rose de Pinsec incarnant le bon sens terrien…

Quel rapport y a-t-il entre un certain Leonardo, bâtard notoire d’un notaire toscan au prénom de Piero et natif du bourg de Vinci, une paysanne de montagne râtelant le foin de son parchet sur les hauts du hameau valaisan de Pinsec, et le «mentaliste» californien Patrick Jane connu pour son sens de l’observation et sa mémoire exceptionnelle – quel rapport sinon la même touche d’humanité liant un génie «universel» et nos humbles et très diverses personnes plus ou moins talentueuses…

Curieux de tout, doté d’une nature généreuse et d’un physique avenant de splendide athlète au charme délicat, très observateur dès son enfance et non moins impatient de tout apprendre et comprendre en autodidacte aussi fantaisiste à ses heures que rigoureux dans ses intuitions pré-scientifiques, Léonard de Vinci (1452-1516) développa les talents rares d’un artiste complet plus soucieux de perfection que de quantité (d’où le nombre relativement restreint de ses chefs-d’œuvre) et d’un «ingénieur» polyvalent, organisateur de fêtes folles et inventeur de machines de guerre ou d’instruments de musique, entre autres projets grandioses, comme cette ville idéale dont l’urbanisme permettrait de lutter contre les épidémies…

Le portrait de l’homme que fut Léonard transparaît au fil des pages de la biographie de Walter Isaacson, notamment à partir des milliers de pages de notes et croquis de ses carnets révélant, malgré son peu de goût pour les aveux «intimes», un être à la fois puissant et hypersensible , voire mélancolique, parfois taraudé par ses démons et conscient du Mal inhérent à la condition humaine alors qu’il célébrait, en poète et en homme de bonne volonté, le Beau et le Bien.

Sur près de 600 pages tassées et non moins captivantes, dont la traduction française – excusez du peu! – a paru à Lausanne à l’enseigne des Presses polytechniques et universitaires romandes, la biographie de Léonard de Vinci est le fruit d’un immense travail «collaboratif» en somme comparable à celui des artisans et artistes florentins du XVe siècle travaillant à de grands ouvrages communs tel le dôme de Florence. De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.

Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!

Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»

La télévision – fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur – merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.

Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet,  solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!», réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…

Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de L’Institut Benjamenta de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.

Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. L’hiver et son froid mélancolique s’accorderaient merveilleusement avec mes pièces d’or».

Pour archaïque qu’elle paraisse dans sa modestie plus ou moins jouée et rouée, cette vision de Walser, comme le «pas besoin!» de Rose de Pinsec, n’exclut pourtant ni l’humour terrien ni l’élégance, pas plus que les embrouilles de la vie. Or l’élégance de Patrick Jane, toujours en costume trois pièces et refusant de porter aucune arme, et sa gentillesse frottée d’insolence, sa bonté naturelle envers les animaux et les enfants n’ont cessé de me revenir à l’esprit en imaginant Léonard déambulant en beaux atours dans les ruelles de Florence, aimable avec tous et ne répondant point aux piques dures des jaloux ou des ombrageux à la Michel-Ange, conscient de son génie et triste sous l’agression des malveillants moralisants comme il y en a plus que jamais aujourd’hui, joyeux et non moins fragile en sa solitude éprise d’absolu esthétique.

Une vision panoptique qui relie le détail à l’ensemble

La vision de Léonard de Vinci, dans les petites et les grandes largeurs, relève d’une observation panoptique. Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de L’Adoration des mages, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.

La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. Là aussi, Walter Isaacson excelle à distinguer la finesse sensible extrême des nuances apportées par Leonard de Vinci aux tableaux peints en collaboration avec ses divers maîtres plus conventionnels de touche, comme on le voit dans le Baptême du Christ travaillé conjointement par Verrocchio et son élève.

Ce que les crises révèlent du Bien et du Mal

Certaines situations sont particulièrement révélatrices en ce qui concerne le Mal, au sens biologique ou moral le plus large, et nous l’aurons vérifié à l’occasion de la pandémie en cours, comme Leonardo à pu l’observer après la peste de son temps qui a décimé la ville de Florence et lui fit jeter les bases d’une ville idéale hygiéniquement sécurisée quand il se transporta de Toscane à Milan, au début de sa stupéfiante carrière parallèle d’ingénieur-urbaniste-musicien-showman-artiste.

Or l’intuition hypersensible et l’imagination déductive, mais aussi la révolte contre le Mal apparient aussi Leonard de Vinci et Patrick Jane impatient de punir le Méchant qui a tué sa femme et sa fille. Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.

Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères – pas besoin!


Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.

Le Mentaliste. Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.

 

 

 

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